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et plus heureuse dans sa constitution primitive, aveugle, misérable et méchante à mesure qu’elle s’en éloigne. Son but est de redresser l’erreur de nos jugemens pour retarder le progrès de nos vices et de nous montrer que là où nous cherchons la gloire et l’éclat, nous ne trouvons en effet qu’erreurs et misères ; mais la nature humaine ne rétrograde pas. Jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité, quand une fois on s’en est éloigné ; c’est encore un des principes sur lesquels il a le plus insisté. Aussi son objet ne pouvait être de ramener les peuples nombreux ni les grands états à leur première simplicité, mais seulement d’arrêter, s’il était possible, le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les ont préservés d’une marche aussi rapide vers la perfection de la société et vers la détérioration de l’espèce. » Je m’arrête ici un instant. Ainsi point de retour possible aux prétendus temps d’innocence et d’égalité, ainsi point d’application des maximes de Rousseau aux peuples nombreux et aux grands états. Rousseau n’a jamais eu en vue que les petits états, — dans l’antiquité, les républiques de la Grèce, — dans les temps modernes, celles de la Suisse. Ce sont ces petits états qu’il veut maintenir, s’il est possible, dans leur simplicité primitive ; en même temps il signale un des effets de la marche rapide de la civilisation, c’est-à-dire le perfectionnement de la société et la détérioration de l’espèce. Si Rousseau veut parler de la détérioration de l’espèce humaine en général, je crois qu’il y a telle barbarie et telle grossièreté primitive qui ne fait pas des hommes plus beaux et plus grands que ne les fait la civilisation raffinée des grandes villes ; mais si Rousseau veut parler de la faiblesse croissante de l’individu, à mesure que la société s’accroît et se perfectionne, s’il veut dire que l’homme aujourd’hui, en face de l’industrie et des forces qu’elle emprunte à la vapeur, vaut moins, comme ouvrier, qu’il ne valait autrefois, de même qu’en face de la société organisée et administrée, il vaut moins aujourd’hui, comme membre de l’état, qu’il ne valait autrefois, beaucoup de personnes seront tentées d’être de l’avis de Rousseau. Je sais bien qu’on nous dira qu’autrefois c’était l’élite seule qui comptait dans l’état et qu’aujourd’hui c’est tout le monde. La diffusion ne console pas de l’abaissement. Il y a en politique plus de parties prenantes, je le veux bien ; mais Dieu sait quelle est la part de chacun. Les écus se sont faits centimes ; je ne cherche pas si cela fait grand plaisir aux centimes et grand’peine aux écus : est-ce un perfectionnement pour la société ? Je n’en sais rien ; mais ce n’est pas assurément un agrandissement pour l’individu. Je me souviens qu’un de mes vieux amis me disait que le monde ne finirait ni par le feu ni par l’eau, et qu’il finirait par l’aplatissement. Beaucoup de petits domaines et peu de grands, beaucoup d’hommes d’esprit et peu d’hommes de génie, beaucoup de poètes et peu de poésie, beaucoup de citoyens