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et peu de liberté, la quantité en politique substituée à la qualité, autant de signes de l’accomplissement de la prophétie de mon vieil ami, et qu’il remarquait avec malignité.

Je reviens à Rousseau et à ses Dialogues. « On s’est obstiné à l’accuser de vouloir détruire les sciences, les arts, les théâtres, les académies, et replonger l’univers dans sa première barbarie, et il a toujours insisté au contraire sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne ferait qu’ôter les palliatifs en laissant les vices, et substituer le brigandage à la corruption. Il avait travaillé pour sa patrie et pour les petits états constitués comme elle. Si sa doctrine pouvait être aux autres de quelque utilité, c’était en changeant les objets de leur estime, et retardant peut-être aussi leur décadence, qu’ils accélèrent par leurs fausses appréciations ; mais, malgré ces distinctions si souvent et si fortement répétées, la mauvaise foi des gens de lettres et la sottise de l’amour-propre, qui persuade à chacun que c’est toujours de lui qu’on s’occupe, lors même qu’on n’y pense pas, ont fait que les grandes nations ont pris pour elles ce qui n’avait pour objet que les petites républiques, et l’on s’est obstiné à voir un promoteur de bouleversemens et de troubles dans l’homme du monde qui porte le plus vrai respect aux lois et aux constitutions nationales, et qui a le plus d’aversion pour les révolutions et pour les ligueurs de toute espèce, qui la lui rendent bien[1]. »

Que dites-vous de cette profession de foi que je crois sincère ? Nous sommes-nous donc trompé sur le sens du discours de Rousseau ? Avons-nous mal compris ces étranges paradoxes sur l’homme qui se déprave s’il réfléchit ? Non, mais Rousseau, dans la discussion, se corrigeait sans croire se démentir. La controverse force l’homme à revenir au bon sens. Quand nous sommes en face de notre pensée seulement, nous abondons volontiers dans notre propre sens ; mais, quand nous sommes en face de la pensée des autres, nous revenons au sens commun, souvent même au lieu commun, comme à notre plus sûr abri, et nous désavouons, sans nous en apercevoir, les paradoxes dont nous étions le plus fiers. C’est ainsi que Rousseau, qui semblait d’abord vouloir abolir la société, se rabat à dire que tous les progrès de la société ne sont pas des améliorations pour l’humanité ou pour l’individu ; c’est là sa dernière conclusion et celle qu’il soutint contre les nombreux contradicteurs que lui attira son nouvel ouvrage.

L’apothéose de la vie sauvage que semblait faire Rousseau en face des salons du XVIIIe siècle ne choqua pas moins l’esprit du siècle que l’avait fait sa censure des lettres et des arts en face des académies et des théâtres. Voltaire, que Rousseau ménageait encore beaucoup et à qui

  1. Troisième dialogue.