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piquet de cavalerie, était déjà en mouvement; de chaque côté du condamné, une haie de soldats contenait la foule empressée et curieuse. Un tambour, couvert de drap noir, battait une marche lugubre et lente qu’accompagnait par intervalle un fifre aux sons criards et ironiques; les glas tintaient à l’église la plus voisine, vers laquelle on paraissait se diriger. Accompagné de son confesseur qui lui lisait à demi-voix les prières de l’agonie, le patient marchait les yeux couverts et les mains liées. Il était en manches de chemise et portait un mauvais pantalon rayé; un vieux feutre noir lui couvrait la tête; sa taille était élevée, sa démarche était sûre, et, fidèle jusqu’à la fin à ses goûts nationaux, cet homme, qui allait mourir, fumait un énorme cigare. A quelque distance de lui venait un groupe d’hermanos de la buena muerte qui, après l’exécution, devaient se succéder pour veiller le corps et lui rendre les derniers devoirs. On s’avançait avec une lenteur extrême, qui faisait sans doute partie du cérémonial obligé; à chaque église située sur la route, le funèbre convoi s’arrêtait; le condamné, conduit devant le portail, s’agenouillait sur les marches et priait, tandis que les sombres versets du De Profundis, psalmodiés par des voix creuses qui nous donnaient le frisson, sortaient des entrailles de la nef. Les prières terminées, les glas cessaient aussitôt de l’inter à cette église pour recommencer à l’église suivante, et le cortège reprenait sa marche à travers la foule morne des curieux, qui affluait par toutes les rues et encombrait les portiques, s’agenouillant et priant avec le condamné, mais nulle part ne le suivant, car chacun s’empressait, — dès qu’il avait vu, — de regagner par les rues environnantes le lieu de l’exécution. Nous aussi nous éprouvâmes le besoin de fuir ce triste spectacle, qui n’avait plus rien à nous apprendre, et nous revînmes à la Plaza-Mayor, où régnaient le même mouvement et les mêmes émotions, bien que les bans battus de temps à autre par les tambours des divers régimens annonçassent qu’on lisait successivement à chaque colonne la sentence du condamné. Cette formalité durait encore, lorsqu’à l’entrée de la place s’éleva une rumeur soudaine : elle annonçait le patient.

Un courant magnétique sembla pénétrer l’assistance, qui frissonna comme une moisson sous une rafale. Tous les visages exprimèrent la stupeur, toutes les voix se turent, et le cortège que nous venions de quitter fit son entrée au milieu d’un silence de mort. Pour lui donner passage, un côté du rectangle des troupes s’ouvrit en se rabattant sur les colonnes voisines, et nous découvrit la fatale sellette où, assis et attaché, le condamné devait subir sa peine. On allait donc le fusiller au milieu de la foule, sans trop se préoccuper de ceux qui passeraient derrière lui. Habitués à cette manœuvre, les spectateurs qui se trouvaient compromis s’empressèrent de fuir; mais ni la police ni l’autorité militaire ne parurent songer à interrompre la circulation du côté