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Morts avec sa femme, son fils et une parente orpheline. Le lazaret, presque toujours désert, lui laissait de longs loisirs qui permettaient de multiplier les visites à la poudrière, de s’y faire connaître et apprécier. La cousine de Dorot, Geneviève, prit particulièrement à gré cette nature droite et paisible. Elle avait été éprouvée jusqu’à seize ans par toutes les angoisses de la misère : recueillie alors par charité chez son cousin, dont la femme lui faisait durement payer, par instans, son hospitalité, la pauvre orpheline s’était habituée à ne rien attendre de personne et à recevoir comme un bienfait tout ce qui lui était accordé. Aussi la franche cordialité de Mathieu la toucha-t-elle plus qu’une autre : elle l’accueillit avec une reconnaissance demi-filiale, à laquelle se mêla insensiblement la nuance plus tendre que les femmes dont le cœur est libre apportent dans tous leurs attachemens. L’intimité alla se resserrant de jour en jour entre elle et Ropars sans qu’aucun d’eux s’expliquât son penchant. En voyant la jeune fille dans l’épanouissement de sa florissante beauté, Mathieu, qui sentait déjà le poids des années, n’eût jamais songé à lui demander de partager sa vie, et Geneviève, heureuse de le voir tous les jours, de le savoir dans le voisinage, ne pensait point à désirer davantage. Il fallut une place offerte à celle-ci, près de Brest, et la perspective d’une séparation pour les éclairer sur le besoin qu’ils avaient l’un de l’autre. Quand il aperçut les larmes de Geneviève, Ropars, qui sentait sa propre tristesse, finit par s’enhardir ; il lui dit qu’elle pouvait éviter ce départ, si l’île de Trébéron ne lui déplaisait pas plus que l’île des Morts, et si sa compagnie lui plaisait autant que celle de son cousin. La pauvre fille, éplorée, rougissante et ravie, ne put lui répondre qu’en se laissant aller dans ses bras. L’ancien quartier-maître parla sur-le-champ à Dorot. Le mariage se fit, et il emmena Geneviève dans son îlot, dont il ne redouta plus désormais la solitude.

L’inégalité des âges ne parut pas nuire au bonheur du garde et de l’orpheline. Tous deux avaient ce qui fait les unions heureuses : l’esprit simple et le cœur de bonne volonté. Des enfans vinrent encore resserrer leurs liens et peupler le foyer. Le plus jeune venait de naître, lorsque Dorot perdit sa femme et resta seul avec son fils Michel, âgé de treize ans. Ce veuvage prématuré avait ravivé l’amitié des deux anciens camarades. Leurs rapports étaient devenus plus fréquens. La barque qui desservait les deux établissemens avait sa station au petit port de l’île des Morts, et se trouvait ainsi à la disposition du garde d’artillerie, qui ne négligeait aucune occasion de venir passer quelques heures chez ses voisins ; mais, malgré la proximité et la (facilité du passage, les visites ne pouvaient encore être journalières. La constante surveillance de Dorot était obligatoire, les ordres de service aussi subits qu’imprévus, et il n’eût pu s’exposer sans péril à des absences trop multipliées. Ses apparitions au lazaret n’étaient donc pas assez fréquentes pour