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filles ne pouvaient continuer leur route sans les rencontrer. Effrayées, elles reculèrent parmi les touffes qui les cachaient encore et attendirent pressées l’une contre l’autre. La clochette sonnait par intermittences convulsives et toujours de plus près. Enfin elles entendirent le pas lourd des porteurs retentir sur le roc et virent leurs silhouettes sombres se dessiner dans le crépuscule ; ils s’avançaient précisément vers la petite oasis où les enfans s’étaient réfugiés. Arrivés à l’entrée, ils semblèrent se consulter un instant, puis s’engagèrent au milieu des touffes épineuses, tournèrent le massif derrière lequel les deux sœurs se tenaient blotties, et s’arrêtèrent en disant : — C’est ici !

Francine, effrayée, avait caché sa tête sur les genoux de Josèphe ; celle-ci, plus hardie, écarta doucement les branches, et aperçut alors une fosse creusée à l’avance dans les graviers du sol. Les infirmiers avaient déposé à terre le cadavre enveloppé d’une toile grossière ; ils prirent un sac caché sous une des anfractuosités du rocher et en versèrent le contenu dans la tombe. La poussière blanche qui s’éleva en nuage apporta jusqu’aux enfans l’acre odeur de la chaux. On la dispersa avec soin au fond de la fosse pour en faire un lit au cadavre, et on l’arrosa d’eau puisée à la mer. Tous ces préparatifs avaient été exécutés dans un silence sinistre ; on n’entendait que les frôlemens de la bêche sur le sol rocailleux et le glapissement monotone des petites vagues poussées contre l’ilot par le vent du soir. Josèphe, le cou tendu, l’œil grand ouvert et le cœur serré d’une douloureuse étreinte, continuait à regarder.

Dans ce moment, deux des porteurs prirent le mort et s’approchèrent du trou creusé pour le recevoir. Ils n’étaient séparés des enfans que par la touffe d’arbustes. Comme ils l’effleuraient de leur fardeau, une rafale déroula un des coins de la serpillière ; une tête livide se montra aux dernières clartés du soir, et Josèphe poussa un cri étouffé. La chute du cadavre dans la fosse empêcha de l’entendre ; mais ce coup d’œil avait suffi, l’enfant avait cru reconnaître le visage de M. Gabriel. Elle se rejeta en arrière avec un inexprimable saisissement. C’était la première fois que la mort frappait son regard, et elle lui apparaissait sous des traits qui la remplirent de douleur et d’épouvante. Serrée contre Francine, elle se mit à trembler de tous ses membres. Le bruit de la terre et des cailloux qui retombaient dans la fosse la tint comme pétrifiée. Ce fut seulement lorsque les quatre fossoyeurs eurent quitté la ravine et disparu dans le sentier que ses sanglots éclatèrent. Francine redressa la tête, lui demanda ce qu’elle avait, et, ne recevant aucune réponse, se jeta dans ses bras en sanglotant à son tour.

Les larmes de la petite sœur parurent interrompre celles de Josèphe, qui s’efforça d’étouffer ses soupirs et se mit à embrasser Francine en la consolant.