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Le père, qui les avait suivis, était resté à la porte, les bras pendans, avec l’expression d’une reconnaissance émue qui ne trouve point de langage. Seulement, lorsque Dorot se retourna, il saisit une de ses mains et la retint dans une étreinte silencieuse. Celui-ci, qui voulait prévenir un attendrissement, se mit à lui parler des moyens de cacher le changement de séjour de la petite fille. Il suffisait qu’on ne pût remarquer son absence de Trébéron ; quant à sa présence à l’île des Morts, elle n’éveillerait aucun soupçon, car le poste d’artillerie qui veillait à la poudrière, et qui aurait pu s’étonner de cette augmentation de la famille du garde, était précisément remplacé le lendemain. Rassuré sur ce point, Ropars convint de signaux qui transmettraient à chacun les nouvelles de l’îlot voisin. Renouvelés plusieurs fois par jour, ils devaient leur épargner au moins les angoisses de l’incertitude. Enfin, quand tout eut été réglé, Mathieu s’approcha de la fenêtre et regarda au dehors. La brise avait fraîchi, le ciel paraissait moins étoile, et une brume transparente commençait à ramper sur la mer.

— Il est temps de partir, dit-il en revenant vers le sergent ; que Dieu vous paie de ce que vous faites, Dorot ! Quant à Geneviève et à moi, nous resterons vos débiteurs pour l’éternité.

— On parlera de cela plus tard, reprit le garde ; l’important pour l’heure et ce qui m’inquiète, c’est le passage.

— N’ayez pas de souci, répliqua Ropars ; maintenant que l’enfant est en sûreté, je traverserai le canal comme on va à l’église. Les jambes sont solides quand le cœur ne tremble plus. Je voudrais déjà être sur l’autre bord ; j’ai trop tardé ici pour Geneviève, qui m’attend.

— Allez donc, puisqu’il le faut, dit le sergent ; mais, pour Dieu ! Ropars, prenez vos précautions, et n’oubliez pas que vous avez à sauver deux autres vies avec la vôtre.

— Je ferai tout ce qu’un homme peut faire, reprit le quartier-maître ; croyez bien, cousin, que je n’ai pas envie de mourir ce soir !… Mais c’est assez causer, le temps passe ; je ne veux pas attendre le retour du flot.

Il s’était rapproché du berceau de Francine pour lui faire ses adieux ; mais l’enfant, fatiguée par tant d’émotions, venait de s’endormir. Un de ses bras était replié sous sa tête et perdu dans les boucles éparses de sa chevelure dorée ; l’autre, ramené sur la poitrine, pressait une petite relique donnée autrefois à Geneviève, qui, dans son superstitieux dévouement de mère, s’en était dépouillée pour préserver l’enfant. Rien que sa respiration fût égale et facile, elle était entrecoupée de loin en loin par quelques soupirs saccadés, et ses joues, qui commençaient à reprendre dans le sommeil leur teinte rosée, gardaient encore des traces de larmes. Mathieu la contempla quelques instans dans un silence attendri ; enfin il se baissa lentement, effleura d’un