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MADAME DE LONGUEVILLE A MONSIEUR ESPRIT[1].

« Il est vray que je suis dans le dernier estonnement de ce que nos goûts sont différens en cette rencontre, et d’autant plus, qu’elle me parut d’abord celle du monde où nos sentimens dévoient estre les plus uniformes. Car enfin. hors le septième, le huitième et le dernier vers du sonnet de Job, je trouve tous les autres non seulement pleins de défauts, mais encore de ceux que vous aviez accoutumé ne pouvoir souffrir ; car c’est une expression qui va jusqu’à estre dégoûtante ; au lieu que dans celuy de Voiture (au moins dans les six derniers vers), la plus belle et la plus forte du monde est jointe à une pensée qui n’a pas véritablement la grâce de la nouveauté, mais qui est si passionnée qu’elle le doit, ce me semble, emporter sur la simple et seule délicatesse qui est dans celui de Job. J’avoue qu’elle est jointe à un air aussi galant que chose que j’aye jamais veue, et aussi, quoy que je trouve la raison de mon costé, je pense que s’il n’y en a point qui authorise l’autre party, il y a au moins le sujet du monde le plus grand d’y préférer son goût ; et si l’on doit se laisser éblouir sans en mourir de honte, je confesse que c’est en cette occasion-là. Voilà tout ce que ma justice naturelle me peut faire sentir pour ceux qui n’ont pas suivi mes sentiments. Je vous envoye la manière dont M. mon frère nous a fait connoistre les siens, c’est-à-dire son dernier jugement ; car le premier se lit en prose, et disoit qu’il trouvoit Uranie préférable à Job, mais que s’il eust voulu envoyer un des deux sonnets à sa maîtresse, il eust mieux aimé y envoyer Job. Aucun des deux partis ne fut satisfait de ce jugement, ne se pouvant tourner pleinement à l’avantage ni de l’un ni de l’autre. On en demanda un plus décisif. Il y en a qui ne trouvent pas que celui-cy[2] le soit ; mais pour moy il me contente, en ce que Voiture est appelé admirable et grand, et Benserade seulement galant et petit. Il a fait un autre sonnet que je vous envoyé aussi, et avec tout cela la liste de nos amis et de nos ennemis, Tous ont esté l’un ou l’autre, sans préoccupation, sans politique, et sans aucun autre motif que la force de leur raison pour les uns, et pour les autres leur goust emporté et leur esprit éblouy. Mais je ne m’aperçois pas que je passe jusqu’aux invectives, et qu’il est aussy peu généreux d’en attaquer un pore de l’Oratoire, qu’il le seroit de se battre contre un homme désarmé. Je les finis donc par la force de cette mesme raison qui m’a fait préférer Uranie à Job, et la muse céleste à un homme galeux depuis la tête jusqu’aux pieds.

« Je vous supplie de faire déclarer M. l’abbé de Croisy, je le voudrois bien de mon party. J’oubliois de vous dire que nous écrivons des lettres circulaires et que nous attendons le jugement de M. et de Mme de Montausier, de tout Rambouillet, et de M. et de Mme de Liancourt. Enfin cette affaire n’en demeurera pas là, et de la manière qu’elle devient tumultueuse, les ministres s’en devroient occuper plustost que des assemblées de la noblesse ; et la tolérance qu’on a pour nos séditieuses manières est la plus grande marque que nous ayons eue depuis un an du ravalement de l’authorité royale, car ce sont des cantonnemens contre les loix fondamentales d’un estat bien policé. Enfin, Dieu le veut, il n’y a rien à dire.

  1. Bibliothèque de l’Arsenal, manuscris de Conrart, in-4o, t. II, p. 13.
  2. Le dernier jugement du prince de Conti.