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vivement ressenti ce refus. L’impétueux Condé n’avait pas dissimulé sa colère. Il était aussi fort irrité qu’on l’eût envoyé en Catalogne remplacer d’Harcourt, en lui promettant tout ce qu’il fallait pour y faire une campagne digne de lui, et qu’on l’eût laissé, sans les secours promis et énergiquement réclamés, entre une place forte qu’il ne pouvait emporter d’assaut dans l’étal de ses troupes et une puissante année qu’il ne pouvait ni attendre ni aller chercher, en sorte que sa vertu militaire l’avait obligé à lever le siège de Lérida et à se replier en bon ordre devant l’ennemi. Il sentait qu’il avait bien fait, mais c’était la première fois qu’il reculait ; malgré lui, sa gloire en souffrait, et il se plaignait avec amertume de ce qu’il appelait la déloyauté du cardinal. Enfin on l’envoyait en Flandre prendre le commandement d’une très faible armée, non pas sans courage, mais sans discipline. D’ailleurs, il faut bien le dire, le vrai génie de Condé était pour la guerre. Là, il est l’égal des plus grands dans l’antiquité et dans les temps modernes. Il possédait toutes les parties de l’homme de guerre à un degré que nul n’a surpassé, aussi ardent qu’Alexandre, aussi résolu que César, aussi fertile en expédiens qu’Annibal, aussi capable que Napoléon de calculs précis et vastes, comme l’atteste le plan de campagne qu’il avait conçu en 1645 pour aller dicter la paix à l’empereur dans Vienne. Mais, nous le reconnaissons, il n’avait pas les qualités du grand politique, parce qu’au fond il n’avait pas de vraie ambition. Premier prince du sang dans une monarchie telle que la monarchie française au XVIIe siècle, que pouvait-il désirer que d’acquérir de la gloire ? Et, après Richelieu et sous Mazarin, cette gloire ne se pouvait guère trouver pour lui que sur les champs de bataille. C’est pour cela, et pour cela seul, que son père l’avait élevé. Aussi ne s’était-il pas assujetti de bonne heure à cette austère discipline de l’ambition, qui enseigne à parler à propos ou à se taire, à n’avoir pas d’humeur, à se conduire les yeux toujours dirigés vers le but suprême, sans s’en laisser détourner ni par des intérêts secondaires, ni par des caprices d’imagination ou de cœur. Tel est l’ambitieux ; tels furent plus ou moins Henri IV, Richelieu, Mazarin, s’il est permis de mettre Mazarin dans cette illustre compagnie. Tous les trois avaient un grand but à atteindre, qu’ils poursuivirent avec constance. Condé n’avait pas de but ; il ne forma aucun grand dessein, étant né tout ce qu’il pouvait devenir, tout ce qu’il pouvait jamais rêver, à moins d’être un insensé ou un traître, et il avait l’esprit d’une justesse parfaite et le cœur à l’unisson. Sa conscience et son bon sens lui disaient donc qu’il n’avait rien à gagner à toutes les intrigues où on voulait l’engager, que sa place était auprès du trône pour le couvrir de son épée contre ses ennemis, quels qu’ils fussent, soit du dedans, soit du dehors. S’il se fût tenu à cette place, il serait monté sans effort