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Marco, dit-elle, votre langage est celui d’un honnête homme ; mais on ne se marie pas ainsi à première vue. Je suis empêchée d’ailleurs par des motifs graves. Avant de quitter Pago, j’ai contracté une espèce d’engagement avec un jeune Croate, fils d’un ami de mon père, et qui m’a demandée en mariage. François Knapen est un garçon violent, dont l’humeur s’accorde mal avec la mienne ; je n’ai pas voulu que nous fussions régulièrement fiancés. Je lui ai seulement promis de ne point encourager d’autre amoureux sans lui en donner avis. Au fond, je ne le crois pas fort occupé de moi. Je lui ferai donc connaître votre proposition, la rencontre providentielle de ce très magnifique et puissant seigneur qui daigne s’intéresser à vous et à moi, et, si François Knapen, étonné de tant de circonstances extraordinaires, me rend ma liberté, si mon père n’exige pas que je retourne à Pago, je deviendrai volontiers votre femme, aussi vrai que je m’appelle Digia Dolomir. Vous le voyez, je vous parle avec confiance, et, maintenant que vous savez tout, je consens à vous donner la main de bon cœur, sous les conditions que je viens de vous dire.

C’est cela, mes enfans, dit le patricien. Soyez bénis et unis conditionnellement, à perpétuité, comme le manche et la cognée qui sont et demeurent mariés l’un à l’autre sous cette condition expresse qu’un accident ne viendra point les séparer, et, puisque la veste de Coletto est enfin raccommodée, que la gondole m’attende dans deux heures à la rive de Saint-Moïse. C’est là que ma femme et ma fille désirent s’embarquer, afin que le beau monde, en passant à Bocca-di-Piazza, les voie partir en toilette de gala. Les travaux de la saline sont terminés d’hier. L’ingénieur français, associé du richissime banquier Ronzilli, nous donne le régal d’une collation splendide à San-Felice. C’est une connaissance importante que j’ai faite là pour le succès de mes vastes projets. Bonjour, Digia ! Marco, tu me serviras encore au même prix, car j’aurai souvent l’occasion d’aller à la saline avec mon intime ami, l’associé du richissime Ronzilli[1]. Je t’ai exhibé ma protection. Tu auras la préférence sur tous tes compagnons.

Marco, étourdi de la promesse du patricien, ne remarqua point le sourire fourbe que faisait ce futur doge, et Digia, regardant avec attention l’amoureux si bien recommandé qui lui tombait des nues, contemplait naïvement les traits énergiques, la mine intrépide et la haute taille du gondolier noir. Coletto seul, dont la part se réduisait à zéro dans les projets politiques comme dans les amours, avait observé les visages et distingué vaguement la poussière d’or que le patricien jetait aux yeux de son frère. Dans le coin où il se tenait tapi comme un chat, il murmurait de la folie et du mauvais contrat de Marco ; mais

  1. Sous ce nom mélodieux, le lecteur aura reconnu M. le baron de Rothschild.