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de son malheur. Coletto lui enleva sa dernière illusion en expliquant l’énigme par le mot de banqueroute.

— Le bon Dieu te punit, ajouta le petit drôle, parce que tu as abandonné la contrebande pour faire le laquais, comme un gondolier rouge.

— Eh bien ! répondit le nicolotto, malédiction sur les magnifiques seigneurs, accident sur leurs projets ! et que la madone des contrebandiers, touchée de mon repentir, rende sa protection au pécheur égaré !

Afin que le lecteur puisse apprécier exactement la valeur de la créance du pauvre Marco, nous l’introduirons pour un instant dans le ménage du patricien nécessiteux.


III

La veille de l’excursion à San-Felice, le doge mangeait en famille un dîner composé d’une soupe aux piselli et d’un plat de polenta sur lequel se béquetaient trois gros moineaux francs honorés du nom de becs-figues. La dogaresse aux épaules carrées lançait des regards foudroyans à son époux, qui baissait le nez sur son assiette et n’osait dire mot, de peur de provoquer une explosion. La jeune fille, grande et belle personne aux bras d’ivoire et aux cheveux d’ébène, la tête penchée sur l’épaule droite, mangeait ses pois un à un du bout des lèvres.

— Oserai-je vous demander à quoi vous rêvez ? dit la dame à son mari. Est-ce encore à quelque partie d’échecs du café Florian ?

— Je croyais, répondit le patricien, que vous étiez bien aise de ma rencontre avec l’ingénieur chez Florian, et de l’invitation que je vous ai procurée pour la fête de la saline.

— Jusqu’à présent, dit la signora, la rencontre, l’invitation et la fête ne sont que des occasions de dépenses. Que m’importe une partie de plaisir ? C’est à notre fille que je pense. Etes-vous un père ou un homme de marbre ?

— Si le sang humain se vendait, je me ferais saigner pour ma fille. Où faut-il aller ? Que dois-je entreprendre ? A qui voulez-vous que je parle et que dirai-je ?

— Pensez-vous m’embarrasser ? reprit la dogaresse. Il faut que vous donniez un bal avant la fin du printemps, deux ou trois soirées de musique pour faire entendre la voix de l’enfant. La belle compagnie va bientôt se rendre aux eaux de Recoaro ; il faut que nous y allions passer un mois. En attendant la saison des eaux, il faut qu’on nous voie en gondole découverte au fresco et à la fête du Redentore. Voilà ce qu’un père doit à sa fille. Etes-vous en mesure de nous donner cela ?

— Un bal ! des soirées de musique ! un voyage à Recoaro ! répondit le patricien, et où voulez-vous que je prenne l’argent nécessaire à tant de dépenses ?