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Le ranchero est une invention tout espagnole : c’est simplement un chasseur d’hommes. On a son ranchero dans sa commune comme on a son garde dans ses bois. Quand un esclave s’enfuit, on donne son nom et son signalement au ranchero, qui siffle ses chiens, prend son fusil, son sabre, et part pour la chasse. Ces chiens, d’une intelligence et d’une vigueur remarquables, sont dressés à chasser les nègres comme les nôtres le lièvre. Quand ils sont une fois sur la piste du fugitif dont on leur a fait flairer les effets, rien ne peut les détourner : quel que soit le temps et l’espace, il faut qu’ils atteignent leur proie. — On a vu, me disait un habitant, un de ces animaux rester obstinément au bord d’un étang, bien qu’il n’y eût aucune trace de nègre marron, et, le ranchero ayant voulu avoir l’explication de cette persistance, on finit par trouver un noir caché à une grande distance; il s’était plongé dans l’eau jusqu’au cou, et sa tête était cachée par une touffe d’herbes fort épaisse. Lorsque les chiens, au nombre de deux ordinairement, atteignent le noir, ils le saisissent chacun par un bras sans lui faire de mal, s’il ne résiste pas, ce que le nègre se garde bien de faire le plus souvent, parce qu’il sait qu’il serait dévoré. Le ranchero arrive, met les menottes au fugitif et le ramène tranquillement à l’habitation, où on lui compte 20 piastres, taux fixé de la prime pour un cas ordinaire. S’il y a eu des circonstances exceptionnelles, s’il a fallu combattre ou poursuivre au-delà d’une certaine limite, la prime est plus élevée. Il ne faut pas croire toutefois que ce soit par humanité qu’on dresse les chiens à ne pas blesser les nègres marrons; c’est surtout, — comme me le disait naïvement un majoral, — pour ne pas leur ôter de la valeur. Il y a même des cas ou le ranchero est responsable des avaries causées à la propriété du colon.

Certes, voilà une organisation complète et un système établi d’ensemble sur des bases que l’on croit à la fois économiques et justes. La grande raison que l’on donne, quant à ce dernier point, c’est que les nègres seraient encore plus mal à la côte de Guinée qu’à Cuba, et que dès-lors ils n’ont pas le droit de se plaindre. Dieu me garde de sembler même contester ici la générosité, la noblesse et les autres grandes qualités du caractère castillan! j’en ai eu trop d’exemples pour mon compte, et je serais trop mal venu à mes propres yeux si je pouvais laisser le moindre doute à cet égard; mais l’impartialité exige pourtant que l’on dise ce que l’on a vu, ce que l’on a constaté soi-même par des observations attentives et répétées. D’ailleurs les Espagnols sont les premiers à convenir qu’ils ont dans leur organisation morale et physique certaine âpreté qui les rend moins sensibles que d’autres peuples à l’aspect des misères humaines. En rendant hommage à ce qui est chez eux noble et bon, nous ne saurions fléchir devant l’obligation de signaler ce qui nous paraît répréhensible. Or le système de gestion des habitations de Cuba nous parait exiger des réformes radicales aussi bien dans l’intérêt de l’humanité que dans celui des planteurs eux-mêmes. Je ne prétends pas que ce système soit pratiqué sans exceptions; mais c’est de l’application générale qu’il faut surtout se préoccuper[1].

  1. Dans un article publié ici même, les Esclaves dans les Colonies espagnoles (livraison du 1er juin 1841), Mme la comtesse Merlin avait déjà parlé des condamnables rigueurs des majorales, et surtout de la férocité des contra-majorales, dont l’effet est d’exciter la révolte dans les ateliers exaspérés. Elle s’attachait cependant à faire ressortir ce qu’il y avait de paternel dans certaines lois relatives aux esclaves de Cuba et dans la conduite de certains maîtres vis-à-vis de leurs noirs. Qu’il y ait à Cuba, dans les villes surtout, des esclaves traités avec douceur, placés même dans une condition relativement presque heureuse, je suis loin de le contester; mais j’ai dû comparer le système espagnol en matière d’esclavage au système des Américains de l’Union, et l’avantage de l’humanité comme de la sagesse me parait appartenir sans le moindre doute à ces derniers.