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fidèlement les paroles du duc de Beaufort et la réponse de l’artiste, pour dessiner en traits précis ce caractère indépendant. Quelle que fût en effet son ardeur pour la gloire, il mettait au-dessus de tout sa dignité personnelle. Il s’estimait trop haut pour entendre de sang-froid des paroles hautaines, et j’aime à penser que la fierté de son ame est pour beaucoup dans la grandeur de ses œuvres. Michel-Ange avait tenu la même conduite envers Jules II, lorsque le pape s’indignait de sa lenteur, et Jules II, pour obtenir l’achèvement de la Sixtine, avait été forcé de le poursuivre jusqu’à Bologne. De pareils traits méritent d’être recueillis, parce que l’homme explique l’artiste. Une ame servile n’enfantera jamais que des œuvres vulgaires ; tout homme qui a conscience de sa valeur doit garder son rang.

Cependant la réconciliation de Puget avec le duc de Beaufort ne le mit pas à l’abri de nouvelles épreuves. Il avait obtenu la construction d’un arsenal dans le port de Toulon, et ses dessins avaient été approuvés par le duc de Vendôme, commandant général des galères, et par le ministre de la marine. Déjà même il avait achevé en quelques mois une magnifique salle d’armes, lorsque le gouverneur de la province, poussé par ses rivaux, suscita des difficultés inattendues. La construction de l’arsenal fut suspendue provisoirement, et ses rivaux, pour triompher plus sûrement de sa patience, mirent le feu à la salle d’armes. Puget désespéré quitta Toulon en toute hâte et reprit la route de Marseille. Pendant qu’il dirigeait la décoration des vaisseaux, il avait obtenu de Colbert trois blocs de marbre de Carrare destinés aux travaux de Versailles, et dans l’un des blocs il avait ébauché Milon de Crotone dévoré par un lion. Lenôtre, qui vit cette ébauche, en parla si vivement à Louvois, à Colbert, au roi lui-même, que Puget reçut l’ordre de l’achever pour le parc de Versailles. Ce travail, qui établit la renommée de l’auteur sur des bases durables, ne fut achevé qu’en 1683, c’est-à-dire que Puget, lorsqu’il donna le dernier coup de ciseau, n’avait pas moins de soixante ans : il avait attendu bien long-temps le jour de la justice. On lit avec étonnement dans les mémoires du père Bougerel sur quelques hommes illustres de Provence toutes les pièces qui se rapportent à cette œuvre importante. Puget n’était pas présenta Versailles lorsque le Milon fur découvert. La reine Marie-Thérèse, en voyant l’athlète dévoré par le lion, ne put retenir un cri d’effroi et de compassion : « Ah ! le pauvre homme ! » Toute la cour comprit qu’elle devait se mettre à l’unisson, et Puget fut proclamé souverainement habile par ceux mêmes qui lui préféraient Girardon. Lebrun, premier peintre du roi, transmit à Puget l’opinion de la cour. « Sa majesté m’ayant fait l’honneur de me demander mon sentiment, je n’ai pas hésité à témoigner mon admiration, et j’ai tâché de lui montrer tous les mérites de cet ouvrage ; car, en vérité, cette figure est fort belle. J’espère que vous voudrez bien me