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de la communauté. A l’instant même, les blancs protestèrent, renvoyèrent les clés de leurs bancs et menacèrent de supprimer toutes leurs souscriptions. Or, comme aux États-Unis l’état n’intervient en rien dans les affaires de religion, qu’il n’y a pas de budget ecclésiastique et que les fidèles de chaque communion sont obligés de pourvoir eux-mêmes aux frais de leur culte, le pauvre abbé dut revenir sur ses pas et rétablir la séparation des races.

Il faut bien dire aussi, pour être juste, que les gens de couleur donnent eux-mêmes de la force au préjugé par le mépris qu’ils affectent pour leur propre race. Les femmes, entre autres, ne se font aucun scrupule d’afficher leurs répugnances à cet égard et de repousser toute proposition d’alliance avec un homme de couleur; elles préfèrent de beaucoup, et ne se gênent pas pour le dire, rechercher l’intimité d’un blanc au risque de tous les inconvéniens qui en résultent pour elles et pour leurs enfans. Voilà le fâcheux effet des situations équivoques, et, à l’égard des affranchis, je crois qu’aux États-Unis tout le monde est dans le faux. L’esclavage existe encore dans quatorze états sur trente et un, et là on conçoit, au point de vue de l’intérêt matériel, que la séparation des castes se maintienne; dans les autres états, on le comprend d’autant moins que les prétentions à la philosophie et à la charité chrétienne sont plus grandes. Comment admettre, en effet, que tel puritain du Massachusets ait passé la moitié de sa vie à délayer de longues tirades négrophiles, qu’il soit membre de toutes les sociétés anti-slavistes, et qu’il chasse de chez lui son fils unique parce qu’il aura épousé une quarteronne, fut-elle la plus honnête fille de l’Union? Deux faits prouveront d’ailleurs mieux que tous les raisonnemens ce qu’on entend au fond par l’esprit anti-slaviste aux États-Unis. Un citoyen de Boston hérite d’une grande et belle habitation que lui lègue un oncle mort à la Louisiane. Ce Bostonien était un anti-slaviste prononcé; mais, en bon calculateur yankee, il remarque que les trois cents nègres qui peuplent sa nouvelle propriété représentaient, à raison de 350 piastres l’un dans l’autre et par tête, la somme assez ronde de 110,000 piastres, près de 600,000 francs. Pour tout concilier, la morale et le commerce, il convoqua un meeting négrophile et lui dit : « J’ai en ma possession, par suite d’un malheur que je ne pouvais prévoir, trois cents de nos frères noirs. Ma conscience et mes opinions bien connues me défendent de les garder; cependant il n’est pas juste que, si je leur rends une liberté qui est leur droit, le détriment en retombe en totalité sur moi. Je vous propose en conséquence de faire une souscription pour racheter mes trois cents esclaves, et je consens à y entrer pour un tiers, à la condition que les sociétés anti-slavistes couvriront les deux autres tiers. Je supporterai très volontiers la plus forte part du sacrifice, on ne peut raisonnablement m’en demander davantage. » L’orateur fut interrompu par des murmures d’admiration, les journaux des états du nord le comblèrent d’éloges; mais l’impartiale histoire rapporte que la feuille de souscription resta d’une blancheur irréprochable. Quant au nouveau planteur, il mit sa négrophilie de côté pour le moment, garda son habitation, et ses noirs pour la faire valoir.

Un riche habitant était mort dans un état à esclaves, le Kentucky, et, par son testament, il donnait la liberté à tous les siens. De plus, il voulait assurer leur avenir, et enjoignait à son exécuteur testamentaire d’acheter dans un