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chevaux et de domestiques. Il suffit de trois ou quatre visites semblables pour encombrer la maison, et, s’il s’agit de quelque grande fête, l’habitation seigneuriale ressemble aussitôt à une de ces cours plénières de nos anciens barons du moyen-âge. Rien n’y manque : on y trouve même jongleurs et baladins. Pour donner une idée de la nature de l’hospitalité des châteaux moscovites à certains jours, il suffira de dire que trente invitations y amènent, avec les maîtres, plus de cent domestiques et le double de chevaux. La vie est largement menée ; les plaisirs se succèdent sans interruption. Le bal succède au festin et le festin au bal. L’occasion est favorable pour étudier la population d’une province russe dans ses types les plus variés et les plus originaux. Les figures, les costumes, les idées, tout y a un certain caractère d’étrangeté. Il y a là toujours de vieux gentilshommes terriens qui ne connaissent que par des échos égarés les événemens modernes. Leur pensée s’étend peu au-delà de l’horizon provincial, et leur sujet le plus habituel de discussion dépasse rarement le dernier oukase. Quelques-uns ont gardé le souvenir de la guerre de 1812, où ils figurèrent bravement : la médaille de cuivre qu’on peut voir à leur boutonnière, à côté du ruban rouge et noir de Saint-Wladimir, en fait foi. Il y en a qui firent en 1814 la campagne de France, et ils n’ont pas cessé de voir notre pays avec leurs yeux de vingt ans. D’autres ont servi dans l’administration civile. Plusieurs cachent sous leurs habits de coupe surannée des sénateurs ou des généraux retraités, peu aptes à parler des choses nouvelles, mais gardant de celles d’autrefois des souvenirs d’un très piquant intérêt. Les gentilshommes russes qui vivent dans leurs terres lisent peu les journaux étrangers ; quelques feuilles russes leur suffisent. Ils envisagent les affaires publiques d’Europe au point de vue de leurs idées de règle et de discipline hiérarchiques. Ils savent qu’il y a des révolutions, mais ils savent aussi que l’empereur y veille, et ils se reposent sur lui, prêts, au besoin, à le seconder de leur fortune et de leur personne. Ils se préoccupent donc peu de la politique extérieure. La chronique officielle du pays, les nouvelles des expéditions du Caucase, les affaires de la contrée, l’économie de leurs terres, et, si c’est à Saratoff, les pêches du Volga et le prix des blés, tels sont, après les oukases, les textes ordinaires de leurs entretiens.

Il faut l’avouer, l’élégant gentilhomme de Saint-Pétersbourg, le seigneur spirituel qui a parcouru plusieurs fois l’Europe, le haut fonctionnaire qui, comme le prince Galitzine, vient d’aventure chercher quelques années de repos dans ses terres, subit péniblement le poids de cette société, de ces mœurs, de ces ridicules de campagne ; mais il n’en est point de même pour le poète qui écoute et observe en artiste ou en philosophe. Aussi Kriloff sut-il recueillir dans ce cercle provincial les mille nuances de la physionomie moscovite dans ce qu’elle a de plus parfaitement local. Ce n’était là pourtant que la moindre partie de ses observations. Le poète aimait surtout à se rapprocher du paysan, de l’homme du sol, à le visiter dans son isba, à le suivre dans les champs, à étudier ses mœurs, ses idées, son langage, à saisir ces traits naïfs et fins qui caractérisent si bien l’excellente nature du moujik. Ces braves gens se sentaient à l’aise avec Kriloff, et se livraient sans réserve à ces conversations familières et un peu verbeuses qui permettaient au poète de pénétrer à fond dans leur esprit, où il découvrait tant de sens droit et honnête mêlé à tant de crédulité