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moyen d’arrêter la marche des Autrichiens et des Russes. Goergei, dans l’exposé très complet qu’il donne de ses négociations avec le général Rüdiger, y rapporte un trait qui touche au sublime de ce genre héroï-comique où Kossuth excelle. « Le gouverneur me demanda alors ce que j’entendais faire au cas où, la nouvelle de la victoire de Dembinski à Témeswar se confirmant, je réussirais à opérer ma jonction avec lui et serais investi par le gouvernement du commandement supérieur des deux armées ? Je lui répondis qu’en ce cas je m’arrangerais de manière à prendre les. Autrichiens à partie et à leur livrer bataille avec toutes mnies forces rassemblées. — Et si c’étaient au contraire les Autrichiens qui eussent vaincu à Témeswar ? dit Kossuth. -Alors je mettrais bas les armes ! — Et moi, répliqua Kossuth, je me brûlerais la cervelle[1] ! » Ce mot fut prononcé avec un accent si profondément convaincu, avec une telle vérité d’expression et de pantomime, que Goergei le prit au sérieux et chercha naïvement à dissuader Kossuth d’un acte si répréhensible, lui disant qu’il devait préférer la fuite au suicide, vu que son existence importait encore à la pairie, dont il pourrait servir la cause à l’étranger. Mais n’insistons pas davantage sur cette parole fort heureusement non suivie d’effet. Ce qui reste établi, c’est que Kossuth était dans l’entière confidence des projets de Goergei touchant la capitulation.

Ces projets, Kossuth les approuvait in petto ou les condamnait : s’il les condamnait, pourquoi ne faisait-il pas arrêter sur-le-champ le coupable ? Une chose certaine, c’est qu’au moment où Goergei déclarait qu’il mettrait bas les armes au cas où se confirmerait le bruit de la défaite de l’année de Dembinski, le dictateur Kossuth tenait entre ses mains la vie du jeune général. Où se passait la scène que nous venons de raconter ? Dans la citadelle d’Arad, dont un officier rival de Goergei avait alors le commandement supérieur. Or on sait ce qu’étaient au camp hongrois ces rivalités entre généraux. En laissant, après un aveu aussi dépourvu d’artifice, Goergei s’en retourner libre et seul à son quartier-général d’Alt-Arad, lorsqu’il eût suffi d’un mot pour lui ôter tout moyen d’exécuter l’acte qu’il préméditait, Kossuth ne donnait-il pas à cet acte une sorte d’approbation tacite ? Sans nul doute, mais il était de la politique de Kossuth de ne point s’expliquer à cette heure, de se réserver pour le fait accompli. Ce qui le préoccupe surtout pendant cet épilogue de la tragédie madgyare, c’est de sauver ses jours sans trop exposer sa popularité ; car n’oublions jamais que s’il y a par éclairs du Cromwell chez cet homme, il y a aussi du Scapin et beaucoup. Les tours qu’il ourdit contre Goergei avant de se résoudre à abdiquer sont impayables ; on dirait la lutte du renard et du lion. Goergei,

  1. Mein Leben, t. II, p. 381.