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Goergei n’affronte nulle part, sans doute parce que sa conscience lui dit que s’il essayait d’y répondre, les bonnes raisons lui manqueraient. Écartons cette idée ridicule de haute trahison, à laquelle les plus acharnés adversaires du jeune général semblent avoir eux-mêmes renoncé : il n’en reste pas moins à se demander pourquoi Goergei, ayant acquis l’inébranlable certitude qu’il ne pouvait plus rien désormais contre les forces combinées de l’Autriche et de la Russie, gardait son commandement et continuait la guerre ? Autre énigme. La déclaration du 14 avril ouvre un abîme infranchissable entre le gouvernement provisoire et le général de l’armée du Haut-Danube. Deux partis s’offraient alors à Goergei : abdiquer ses fonctions, refuser publiquement le concours de son épée à une cause qui cessait d’être la sienne, ou relever fièrement la tête contre une autorité révolutionnaire, proclamer sa déchéance, et puiser dans le vieux royalisme de ses compagnons d’armes l’audace d’un de ces coups d’état qui tranchent les situations. Au lieu d’en venir à ces glorieuses extrémités, il hésite et perd son temps à calculer l’influence que son éloignement pourrait avoir sur les troupes ; incapable à la fois d’agir et de se démettre, il va d’irrésolution en irrésolution, et finit par consentir à recevoir des mains d’un gouvernement qu’il méprise le portefeuille de ministre de la guerre et le commandement d’une armée, qu’en se ravisant alors qu’il était temps encore, on aurait pu faire servir à de grands desseins. Quelques-uns des anciens amis de Goergei m’ont souvent assuré que la chose au monde qui manquait le plus au vainqueur de Waitzen, c’était la confiance en ses propres mérites. Douter de soi-même, en dernière analyse on trouverait là peut-être le secret de bien des mouvemens dont le sens nous échappe. Ce défaut va même si loin, qu’au début de la campagne Goergei ne voulait point croire à ses talens stratégiques, et parlait d’obtenir quelque jour, en récompense des services qu’il pourrait avoir rendus, une place de professeur de chimie à l’université de Pesth. « Si je bats l’ennemi et que la guerre se termine à notre avantage, disait parfois le jeune capitaine, je demanderai à mon pays de me voter une somme de cinquante mille florins pour la fondation d’un laboratoire de chimie. C’est énorme ce qu’avec cinquante mille florins on pourrait faire chez nous pour les progrès de la science. » Au lendemain de Vilagos, à peine installé à Klagenfurt, lieu désigné à son exil, Goergei reprenait le cours de ses chères études. Un jour Kossuth, véritable Madgyar pour la munificence et la prodigalité, voulant assurer l’avenir de son jeune général et peut-être aussi fléchir ses gênantes raideurs, lui décréta une somme de deux cent mille florins que, par excès de délicatesse, le dictateur fit offrir à Mme Goergei. Dès qu’il eut connaissance de ce don, Goergei le refusa, et renvoya à Kossuth son riche présent avec ces paroles d’une héroïque simplicité : « Si je meurs, je n’ai besoin de