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circonstance particulière accréditait le roman d’un prince légitime miraculeusement sauvé. Boris avait donné asile dans ses états à un prince de Suède, Gustave Ericsen, banni et persécuté par un usurpateur. Beaucoup de Russes avaient entendu raconter à ce Gustave comment il avait échappé à vingt tentatives d’assassinat ou d’empoisonnement, comment il avait été garçon d’auberge pour vivre, et comment la Providence l’avait toujours soutenu dans la misère et les dangers.

Le jeune homme qui se prétendait le tsarévitch Démétrius avait une verrue sur la joue et un bras plus court que l’autre, signes probablement observés autrefois chez le prince véritable. En outre, il produisit un sceau d’or aux armes de Russie et une croix en diamans d’un très grand prix, qui, disait-il, lui avait été donnée, selon l’usage moscovite, par son parrain, le jour de son baptême. Des documens incontestables, mais alors peu connus en Russie, prouvent que le tsarévitch mourut en plein jour; cette circonstance rendant à peu près impossible une substitution d’enfant, l’inconnu racontait que les assassins, introduits la nuit dans sa chambre, avaient poignardé dans l’obscurité le fils d’un serf que son médecin avait fait coucher dans son lit. Il ajoutait que ce médecin si prudent l’avait enlevé et placé dans un couvent sous le plus strict incognito. Auparavant un prince russe l’avait caché et pris sous sa protection; mais le prince et le médecin étaient morts depuis long-temps, et la misère avait contraint l’illustre exilé d’entrer au service du seigneur lithuanien. D’ailleurs l’inconnu évitait les détails compromettans. Il semblait bien connaître l’histoire de Russie. Il parlait le polonais aussi facilement et peut-être mieux que le russe[1]; enfin il était un adroit escrimeur et un excellent cavalier. Deux domestiques polonais, qui avaient été prisonniers en Russie, le reconnurent, et il faut croire que c’étaient d’habiles physionomistes pour retrouver les traits d’un enfant de dix ans chez un jeune homme de vingt-deux.

Fêté par les seigneurs lithuaniens, l’imposteur obtint bientôt une grande célébrité. Boris s’en alarma et fit la faute énorme d’offrir de l’argent à de braves palatins pour qu’ils lui livrassent leur hôte. On renvoya ses émissaires avec indignation. L’imposteur demanda la protection de Sigismond III, roi de Pologne, et, pour s’en faire accueillir, il commença par se convertir à la religion catholique. Le roi était fort dévot, et l’on disait de lui qu’il avait perdu la terre pour gagner le ciel; en effet, ses sujets suédois l’avaient chassé pour ses entreprises contre leur religion. D’abord le faux Démétrius fut catéchisé par des jésuites polonais et par le nonce du pape, Mgr Rangoni, qui paraissent avoir été complètement ses dupes. Il abjura en leur présence, mais en grand secret, et promit, dans un document qui s’est conservé, de faire tous ses efforts pour extirper le schisme en Russie. Ce n’est pas tout. Il céda, par d’autres engagemens, la province de Sévérie à Sigismond, promit d’épouser Marine Mniszek, fille d’un palatin qui l’avait accueilli, et fit don à son futur beau-père d’une somme de 2 millions de florins payable, bien entendu, dans des temps plus heureux. Toutes ces promesses faites et signées, il fut présenté officiellement à Sigismond, qui l’appela Démétrius Ivanovitch, lui donna

  1. Sa correspondance confidentielle est en langue polonaise.