Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/1010

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

futile, exagéra toutes les imprudences de son mari. Les gentilshommes de sa suite commirent mille insolences et traitèrent les Moscovites en peuple conquis. Une insurrection éclata, et le tsar fut assassiné le 27 mai 1606.

Aucun aventurier n’a obtenu un pareil succès avec des ressources en apparence si méprisables. Avec une verrue sur la joue et une croix en diamans, celui-ci conquit un trône et l’aurait gardé sans doute, s’il eût été un peu moins imprudent. Il fit quantité de dupes, mais il n’eut point de complices, pas un seul confident, et il n’avait pas vingt-cinq ans lorsqu’il mourut. J’ai entrepris d’écrire l’histoire de cet illustre fourbe et de son successeur, car il en eut un, fort médiocre, comme tous les imitateurs d’un grand homme. A cet effet, j’ai lu avec beaucoup d’attention tous les mémoires contemporains et un grand nombre de pièces officielles, trop négligées peut-être par les annalistes russes et polonais. Je crois avoir fait mon possible pour démêler la vérité et substituer à des hypothèses plus ou moins invraisemblables une explication plausible d’un problème historique, à mon avis, fort digne d’intérêt. Je ne saurais trop inviter les personnes curieuses de s’instruire à lire mon petit volume, qui vient de paraître chez M. Michel Lévy, éditeur. Cependant Je ne veux pas faire un secret de ma solution aux lecteurs de la Revue, et dès à présent, je veux bien leur dire que le faux Démétrius était, selon moi, un Cosaque de l’Ukraine.

On demandera peut-être comment l’idée d’une imposture si hardie entra dans la tête d’un jeune homme de vingt ans, de basse extraction, selon toute apparence, et élevé parmi des barbares. Je réponds qu’un Cosaque nourri dans sa sietche[1], où le. courage et l’éloquence menaient aux honneurs, où le commandement se donnait au plus brave et au plus rusé, pouvait concevoir un projet d’usurpation qui eût effrayé un gentilhomme polonais ou russe. Dans le siècle dernier, n’a-t-on pas vu Pougatchef, simple Cosaque, mettre l’empire en danger avec une imposture encore plus grossière?

Pendant que j’étudiais le caractère du faux Démétrius, je dus passer quinze jours du mois de juillet dernier dans un endroit où je n’étais nullement incommodé du soleil et où je jouissais d’un profond loisir. J’en profitai pour me pénétrer de mon héros, si je puis ainsi parler, et, à force de lire sa correspondance et tout ce que les contemporains ont dit de ses habitudes, je finis par me persuader que je l’avais deviné et que je le connaissais.

Cette persuasion où je suis arrivé, qu’il me soit permis de le dire à ma gloire, après une étude consciencieuse de tous les témoignages historiques, me conduisit à me demander si, au lieu d’initier le lecteur à mes investigations, il ne vaudrait pas mieux lui en présenter tout d’abord le résultat, lui offrir mes convictions au lieu de mes doutes. Je me disais que bien des gens qui ne me sauraient aucun gré de discuter le mérite de vieux bouquins russes trouveraient peut-être quelque plaisir à la peinture d’un caractère original que ces bouquins révèlent à qui sait les lire.

En même temps je comparais la méthode historique des anciens et la nôtre. Hérodote, Plutarque, ont fait, je pense, de grandes recherches pour analyser,

  1. Village ou campement permanent des Cosaques. Le même mot avait encore la signification de horde ou tribu.