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YOURII. — Pardonnez à un misérable pécheur...

GHERAZ. — A un misérable pécheur.

YOURII. — Qui va comparaître devant vous... (Il s’endort.)

GHERAZ. — Il dort !... il peut dormir... Oh! mon Dieu! mon Dieu !... il me semble que tout l’enfer est déchaîné... Ils s’abattent sur la forêt comme une nuée de corbeaux, et lui, lui est toujours là!... Yourii... Youchka! réveille-toi! défends-moi!

YOURII se réveille en sursaut et saisit son arquebuse. — Où sont-ils? Qui vive?

GHERAZ. — L’enfant! l’enfant!... Il me saisit... il m’entraîne!... Grâce! (Il meurt.)

YOURII. — Eh non! personne... Pardon, ataman Gheraz Evanghel... Je m’étais un peu assoupi... voilà qui est passé... et le jour se lève... Nous allons nous remettre en route, au petit pas. Allons! courage. Finissons la gourde... hein? Ne vous laissez pas abattre... Une fois que je vous aurai mis en selle, vous verrez que tout ira bien... du courage! Le Dieu des Russes... Hé! Gheraz Evanghel!... ataman!... Ho! ho! il est ma foi mort! Comme il serre les dents... c’est fini. Ce diable d’enfant lui tenait au cœur! Qui se serait douté qu’un vieux Zaporogue eût de ces scrupules? Au fond, c’était mal. Un enfant, et un tsarévitch!... Singulier père nourricier que le destin m’envoya!.... Pauvre Gheraz Evanghel! c’était un brave pourtant... un vieux routier de guerre... et une mauvaise flèche dans le côté vous le rend plus faible qu’un poisson hors de l’eau... Me voilà seul au monde; ma horde... A l’heure qu’il est, je suis le seul, je pense, pour répondre à l’appel. Les autres ont maintenant leurs têtes sur les créneaux d’Islam Kerman, et leurs corps dans la steppe pour le festin des corbeaux... Cent vingt ducats dans cette selle. C’est une fortune. Ah! puis cette croix; c’est de l’or, et des pierreries qui brillent, ma foi, comme des yeux de loup. (Il lit) : « A Démétrius, fils du tsar Ivan, son parrain, le prince Ivan Mstislavski. » Je suis riche. De plus, deux bons chevaux... Qu’irai-je faire au camp du Dniepr? Les anciens de l’île me trouveront trop jeune pour être lieutenant. Si j’allais à Moscou, Boris me ferait peut-être capitaine de strelitz... Ah! Boris... il a fait fortune aussi. Pourtant on dit que son grand-père était un Tartare... Ma foi! vive Moscou! Projet conçu à l’aube réussit, dit-on... Si j’avais un morceau de pain pour déjeuner!... Pauvre Gheraz Evanghel, avec tous ses défauts, c’était pourtant la meilleure lance du Dniepr. Adieu, mon vieil ataman. Tu dors, et tu ne rêves plus d’enfans égorgés, j’espère. Je ne veux pas que les loups dispersent tes os... Mettons-lui sa masse d’armes entre les mains, comme il convient à un ataman... Diable! comme il est raide... Jetons de la terre sur son corps... Voilà un poignard qui est excellent pour cela. C’est peut-être avec ce poignard... Je me rappelle qu’il ne voulait jamais s’en servir pour couper son pain. (Il chante en creusant la terre.)

« Un brouillard est sur la mer bleue, un noir chagrin me tient au cœur: Je vois là-bas, dans la campagne, un petit bois de chênes verts, auprès du bois une colline, sur la colline un petit feu, auprès du feu blanche capote, sur la capote est un guerrier. Tout près du cœur une blessure, d’où le sang coule à gros bouillons. Autour de lui, ses camarades viennent lui faire leurs