Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/1023

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

attacha un boulet au sac, et l’on me porta sur le rempart pour me précipiter Eh bien ! qui m’aurait vu passer porté par mes bourreaux aurait dit qu’il était impossible que je leur échappasse. Pourtant me voici causant avec vous dans la bonne ville d’Ouglitch.... Mon fils, il faut dire : Ce que Dieu permet est possible, ce qu’il défend est impossible.

YOURII. — Et votre oncle, vit-il? Avez-vous pu lui rendre la pareille?

GUSTAVE. — Il est mort roi. Jamais l’idée de lui faire du mal ne m’est venue à l’esprit. Souvent, du fond de mon cœur, je le remercie de m’avoir procuré un bonheur que le sort semblait m’avoir refusé.

YOURII. — Quel bonheur donc?

GUSTAVE. — Le bonheur d’être libre et de poursuivre en paix des études qui font mes délices. Sans cet oncle, je serais roi à présent, accablé d’affaires, maudit par les uns, trahi par les autres. Cherchant à faire le bien….. Oui, je l’aurais cherché toujours….. Mais un roi, malheureusement, n’a pour voir que les yeux de ses ministres, et il se trompe souvent. Roi, j’aurais pu faire le mal….. tandis que, pauvre exilé, je n’ai pu nuire à personne. J’ai acquis, à la sueur de mon front, quelques connaissances qui, un jour, seront utiles à mes semblables. Dans toutes mes fortunes, mes bons amis, j’ai loué le Seigneur.... Je n’ai jamais été plus heureux, je crois, que lorsque je suivais, à Thorn, les leçons du docte professeur Rudbeckius. Je n’avais pas un sou, et, pour gagner mon pain.... j’en ris encore, je m’étais fait garçon d’écurie. La nuit, je pansais les chevaux dans une auberge; le jour, j’allais à l’école Je me sentais alors plus libre que mon oncle Jean sur son trône à Stockholm….. Je lui pardonnais alors, comme je lui pardonne aujourd’hui.

YOURII. — Je n’ai pas suivi les leçons du professeur dont parle ton altesse Ma joie la plus vive, à moi, c’est quand j’ai rapporté au camp du Dniepr, au bout de ma lance, la tête d’un mourza tartare qui m’avait piqué de sa flèche. — Prince Gustave, si j’étais ataman des Zaporogues, je voudrais te ramener dans ton pays avec dix mille de nos vieilles lances du Dniepr.

GUSTAVE. — Grand merci de ta générosité, mon camarade. Puisse ma pauvre Suède ne voir jamais tes Zaporogues! Je ne veux pas être roi.

YOURII. — Il est beau pourtant de dire je veux et d’être obéi.

GUSTAVE. — Tu n’as que vingt ans, je pense?

YOURII. — Je ne suis qu’un pauvre Cosaque et je n’ai jamais commandé qu’à mon cheval, mais c’est déjà quelque chose. Je fais siffler mon fouet; aussitôt il se lance au milieu des flèches et des arquebusades. Il me craint plus que la mort... Et c’est à des hommes qu’un roi dit : Faites-vous tuer!

GUSTAVE. — Tristes illusions, jeune homme. Faire tuer des hommes, c’est chose facile : leur férocité naturelle n’a pas besoin qu’on l’excite. Mais, dis-moi, n’est-ce pas une bien plus belle mission, celle de persuader, de montrer aux hommes la route du salut, de les consoler dans leurs misères, de les éclairer par son savoir?.... Ne trouves-tu pas cela vraiment beau? Mets en comparaison la gloire de ces pieux apôtres qui ont apporté dans ce pays les lumières du christianisme et la gloire des guerriers qui l’ont agrandi par leurs conquêtes....

YOURII. — Si j’étais tsar... ah ! ah ! ah !

GUSTAVE, souriant. — Pourquoi pas?.... Ne disions-nous pas tout à l’heure