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pour ne pas chagriner « la pauvre enfant. » Ce n’est qu’au cabaret, où il a mené le compagnon de la jeune fille pour cimenter la réconciliation, qu’il pense de nouveau aux souffrances de la « pauvre maman. » Sous l’influence croissante du tafia, il déploie à ce sujet, devant son compère, des trésors de tendresse filiale, pendant que l’infirme, abandonnée à la grâce de Dieu sur les chemins, fait une chute mortelle. Le cri lointain de l’agonie qui arrive distinctement jusqu’au cabaret vient jeter son glaçon dans la béate chaleur de l’ivresse. — «Oh ! pour cette fois, » dit le fils, qui, se trouvant bien à table, cherche à se démontrer à lui-même l’inutilité d’un dérangement, « pour cette fois, ce cri-là nous vient de trop loin. Je gage ma tête que ce n’est pas ma pauvre maman qui crie de la sorte… Ce cri-là annonce une poitrine autrement ferme que la sienne. » Et il s’endort sur ce raisonnement. Au réveil, ce même cri retentit cependant comme un glas de mort au fond de sa conscience, et passant, avec cette mobilité d’impressions qui caractérise le nègre, de l’indifférence bestiale à la tendresse, il se met à la recherche de sa mère, suppliant la Vierge et les saints de la lui faire retrouver saine et sauve. Comme il approche de sa maison, le bruit des chants et des danses funèbres lui annonce la vérité, et ses appréhensions filiales cèdent aussitôt à une autre crainte : c’est que le festin mortuaire commence sans lui. Il y prend place sans s’émouvoir des imprécations que soulève sa négligence parricide, et, pour se disculper vis-à-vis des assistans, pour prouver de nouveau à sa manière qu’on ne peut être meilleur fils, il célèbre, huit heures durant, la larme à l’œil, le verre et la fourchette en main, les vertus de la défunte. — On pourrait trouver chez nous un type approchant : celui du paysan qui plaint plus les remèdes à son père mourant qu’à son bœuf malade ; mais le cumul sérieux et si sincèrement naïf de cette sordide dureté avec toutes les prodigalités que comporte aux coloniesla religion de la famille, le contraste de ces impatiences parricides avec de sincères prétentions au sentiment filial, voilà qui est essentiellement nègre.

Les récits dont nous venons de parler sont anonymes. Deux contes[1] signés Ignace Nau nous font entrevoir ce monde étrange par des côtés moins pénibles et, disons-le, beaucoup moins exceptionnels. L’intervention constante du merveilleux dans la vie nègre, les pratiques tour à tour bienfaisantes et malfaisantes de la sorcellerie africaine, les baroques mélanges du rituel chrétien et du rituel congo, le tableau si animé de l’atelier colonial, la sournoise impassibilité du samba au milieu des bruyans transports d’hilarité et d’enthousiasme que provoquent

  1. Un Épisode de la Révolution, inséré dans le Républicain, et Isalina, esquisse haïtienne, publiée dans la Revue des Colonies.