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L’ÉMIGRATION EUROPÉENNE DANS LE NOUVEAU-MONDE

ses intérêts même sembleraient devoir attacher au sol natal, jette-t-elle chaque année au dehors plus de cent mille âmes ?

Dans certains états d’Allemagne, en Bavière et en Wurtemberg par exemple, les lois d’héritage s’opposent à la division du sol ; ailleurs au contraire, notamment dans les provinces rhénanes de la Prusse et dans le grand-duché de Bade, le territoire est très morcelé ; la plupart des propriétaires ne retirent point de leur domaine un revenu qui suffise à leurs besoins et à ceux de leur famille. Un jour vient où ils se trouvent grevés de lourdes dettes et dévorés par l’usure. Il faut alors qu’ils se résignent à descendre dans la classe des prolétaires, ou qu’ils abandonnent le pays. Quand ils prennent ce dernier parti, ils vendent tout leur bien, liquident leurs dettes et s’expatrient avec les débris de leur capital. La petite propriété fournit ainsi à l’émigration un contingent considérable, et l’on comprend pourquoi les Allemands, transportés sur un autre sol, se livrent surtout à l’agriculture, tandis que l’Anglais et l’Irlandais sont plus aptes aux opérations du négoce ou aux travaux de la main-d’œuvre industrielle. Le prolétariat concourt assurément, en Allemagne comme dans les autres pays, à grossir le chiffre des expatriations ; mais il n’en forme pas, comme en Angleterre, l’élément principal.

L’émigration germanique contient en outre un élément d’un ordre plus élevé. Des légions entières portent dans leur exil le drapeau d’une foi politique. Pour présenter le tableau des luttes ardentes que la division des partis a fait éclater sur les divers points de l’Allemagne, il faudrait reprendre, à partir de l’invasion française et des traités de Vienne, l’histoire de ces nombreux états, délimités par les convenances arbitraires de la politique, partagés entre l’absolutisme instinctif de leurs souverains et les aspirations d’un vague libéralisme, rêvant l’unité de la patrie allemande et impuissans à la réaliser, soit qu’ils la cherchent dans une sorte de fédéralisme révolutionnaire ou dans la fusion impossible des idées philosophiques, soit qu’ils l’essaient par les procédés moins aventureux d’une association commerciale. Ces tentatives, tantôt contrariées, tantôt secondées par les souverains, empreintes alternativement de mysticisme ou de violence, ont produit au sein de l’Allemagne de profonds déchiremens ; elles ont répandu dans une foule d’intelligences exaltées ou incomprises le double sentiment de la lassitude et du dégoût. De là l’exil, parfois forcé, le plus souvent volontaire, d’une certaine fraction de la population allemande. Ce n’est plus la misère, ce n’est plus l’insuffisance du patrimoine, ce n’est plus, en un mot, la nécessité matérielle qui donne le branle à l’émigration ; c’est une idée morale, une croyance sincère, un instinct de liberté qui précipite ce départ. À ce point de vue, l’émigration de l’Allemagne présente un caractère original et particulier que nous n’avons point remarqué en Angleterre. Que l’on jette un regard au-delà du Rhin, on ne sera plus surpris qu’il s’y rencontre des intelligences désireuses de secouer le joug de la bureaucratie, de se soustraire aux distinctions de castes, et de vivre libres[1].

  1. Les événemens politiques qui se sont accomplis en France depuis quatre ans ont réagi sur l’administration intérieure des états allemands et provoqué, dans l’application des lois et règlemens de police, une recrudescence de sévérité qui n’est pas étrangère au développement extraordinaire que présente depuis deux ans l’émigration germanique.