Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/1088

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et des noirs, voire celle de la prééminence physiologique et civilisatrice du noir sur le blanc, ont fourni aux écrivains de la cour de Christophe la matière d’assez nombreux écrits de forme et de fond plus ou moins historiques. Je ne connais le Cri de la Nature de Juste Chanlatte (le librettiste et le journaliste de la cour) que par les éloges un peu suspects de l’abbé Grégoire, qui le compare à Tacite ni plus ni moins. Je devrais encore m’en rapporter à M. Hérard-Dumeste pour dire que le général Prévost, dans son Histoire du Couronnement, est un narrateur agréable, et que « des réflexions fines dont Christophe offre en tout l’application, alors même que l’écrivain a l’air de lui adresser la louange, annoncent que son cœur ne guidait pas sa plume. » Quant aux nombreux écrits du baron de Vastay (baron de la fabrique de Christophe), le peu que j’en ai retrouvé[1] allie avec les défauts et les ridicules de l’époque (l’abus de l’invocation, de la prosopopée et de la ritournelle philosophique) des qualités de style qui seraient appréciées de tout temps. Si elle manque souvent de nerf, sa phrase est claire et correcte, et, mérite capital pour l’époque, elle s’arrête à point, ne perdant jamais haleine. Ajoutons que Vastay émet des idées politiques et économiques fort saines dans les rares occasions où il peut oublier son double mot d’ordre de caste et de parti.

Après la mort de Christophe, Juste Chanlatte s’empressa de racheter, par la violence de ses diatribes républicaines, les robustes hyperboles qu’il avait mises, dix années durant, au service de celui-ci, et, par un tour de force au moins égal aux licences poétiques de son parallèle d’Henri Ier et d’Henri IV, il réussit presque, Dieu me pardonne, à calomnier le tyran nègre du Cap. A Chanlatte finit la génération des historiens et des publicistes qui s’étaient formés dans le milieu français, et c’est à M. Hérard-Dumeste que commence la seconde, celle qui dut tout apprendre d’elle-même. Dans sa pénurie de livres français, M. Hérard-Dumeste a dû plus d’une fois chercher des modèles parmi ses devanciers haïtiens; aussi le culte de la prosopopée s’allie-t-il chez lui à une véritable passion de néologisme. Il s’extasie sur le verbe lugubrer, inventé par Boisrond-Tonnerre, dénonce, pour son propre compte, les reptilités du général Leclerc, appelle les blancs des cocytides, et se pose la question de savoir si « la religion bénite qui s’est élevée sur les ruines des superstitions américaines a rendu plus humains et plus justes les peuples théophages. » Les anecdotes, souvent très

  1. Vastay a publié, outre une Histoire des Guerres civiles, une Dissertation sur les noirs et les blancs, le Cri de la Conscience, des Réflexions politiques, etc. La plupart des écrits de ce temps sont introuvables. Les Haïtiens n’ont jamais poussé bien loin ni le courage civil ni la fixité politique. Après chaque réaction, les livres et les journaux du parti vaincu disparaissent comme par enchantement, soit par le fait des détenteurs, qui craignent de se compromettre, soit par le fait des écrivains eux-mêmes, qui veulent prendre leurs précautions contre l’accusation éventuelle de palinodie.