Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/1128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais il ne vit mûrir aucun des germes qu’il y avait semés. Un seul homme représenta avec une merveilleuse fidélité cette littérature prétendue nationale, au fond toute cosmopolite, des Russes du XVIIIe siècle. Ce fut le prince Kantemir. Issu de l’empereur mongol Gengiskhan, né chez les Tures du prince grec Démétrius, lui-même prince de Moldavie, élevé à l’académie russe de Pétersbourg, ambassadeur à Londres en 1732 et à Paris en 1738, ami intime de Montesquieu, — ce type merveilleusement accompli du grand seigneur russe résume en lui tout le mouvement littéraire de son siècle. Au milieu du pêle-mêle d’idées où il vécut, Kantemir n’en sut pas moins se créer une langue pleine d’harmonie; il est le premier des grands écrivains russes. Parmi ses nombreux écrits, la première place est donnée à ses satires, rimées et mesurées en russe à la façon française, mais qui trop souvent rappellent celles de Boileau. On peut s’étonner de voir une littérature commencer par la satire; mais qui ignore que la satire fait le fond même de la vie russe, et que, long-temps avant Kantemir, les Russes se vengeaient déjà de leurs tyrans par des caricatures?

Kantemir toutefois ne fit pas école : l’anarchie alors était trop grande; chaque écrivain se créait sa propre orthographe. D’une grammaire régulière, personne n’avait l’idée. Tout en Russie trahissait la précipitation, la culture en serre chaude et presque l’avortement. C’est dans cette défaillance que se trouvait l’esprit russe, quand il fut sauvé de la ruine par le fils d’un pêcheur d’Arkhangel, Michel Vassilievitch Lomonosof. Pêcheur lui-même jusqu’à l’âge de seize ans sur les côtes de l’Océan glacial, Lomonosof, qui avait appris à lire, se dégoûta enfin de sa grossière existence; il s’échappa de la maison paternelle, et, reçu à titre d’orphelin dans les écoles de Moscou, il ne tarda pas à se signaler au point que le gouvernement lui-même l’envoya à ses frais se perfectionner en Allemagne. Ce fut Lomonosof qui publia la première grammaire russe non slavonne; il créa de même la prosodie russe et apprit à scander les vers par longues et par brèves. Créateur également hardi dans toutes les branches d’activité de l’esprit humain, il était même artiste, et l’on a conservé de lui un portrait de Pierre Ier en mosaïque, renommé pour l’exactitude du dessin et du coloris. Cet homme, qui fut à la fois l’Homère, le Pindare et l’Aristote de la Russie naissante, a laissé des modèles dans tous les genres de prose et de poésie. On. a de lui une épopée inachevée, la Pétride, plusieurs tragédies et un grand nombre d’odes. Pourtant ce génie universel ne fut que bien peu apprécié de ses contemporains, et, quand il mourut en 1765, on ne rendit pas même un honneur public à sa mémoire. La modeste colonne, haute à peine de sept pieds, qui recouvre aujourd’hui ses cendres dans le grand cimetière de Pétersbourg, n’a été élevée que depuis peu par les soins du chancelier Romantsof.

La grande ou plutôt l’heureuse Catherine II inaugura enfin ce qu’on