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a la complaisance d’appeler l’âge d’or de la littérature russe. Lasse de ses conquêtes lointaines en Asie et en Europe, elle cherchait à se distraire en encourageant les lettres; mais, plus cosmopolite que russe, elle protégeait également les savans de toutes les nations. Elle-même, à l’exemple de Pierre-le-Grand, écrivait en allemand et en français tout aussi volontiers qu’en russe. Esprit fort avant tout, Catherine II n’aimait que les productions des philosophes français du XVIIIe siècle. Ayant appris que la Sorbonne et l’archevêque de Paris venaient de mettre à l’index le Bélisaire de Marmontel, il lui prit fantaisie de le traduire elle-même en russe. Ce fut parmi ses courtisans à qui l’aiderait le mieux dans son travail. Orlof, Kositzki, Tchernichef, Yolkof, Narichkin, Mestcherski, Chouvalof et plusieurs autres concoururent à cette fameuse traduction, qui fut ensuite distribuée à tous les grands de la cour, et dont Marmontel lui-même reçut un magnifique exemplaire. Un caprice moins frivole de cette princesse nous a valu ses fameux Mémoires sur l’histoire de Russie, qui ont imprimé leur élan aux historiens russes de l’époque.

Pendant que la cour de l’Ermitage s’enivrait à l’aise de toutes les frivolités philosophiques de Potsdam et de Versailles, le génie russe s’en allait en silence féconder à la frontière l’imagination d’un mirza tatar de Kazan, qui est devenu plus tard Gabriel Derjavin. Obscur soldat jusqu’à trente ans, Derjavin se risqua alors à envoyer à Catherine II un poème qu’il intitulait : Felitsa, la tsarine des Kosaques Kirghises. Felitsa était une personnification idéalisée de l’impératrice elle-même, qui n’eut pas de peine à se reconnaître dans ce portrait, tracé avec un ardent amour, mais en même temps avec une finesse d’éloges auxquels on ne savait rien objecter. L’œuvre d’ailleurs révélait un génie de premier ordre. Aussi, à l’insu de ses favoris, Catherine II s’empressa-t-elle d’envoyer au Tatar russe une tabatière ornée de son portrait, qui la représentait sous la forme idéale de Felitsa, en costume kirghise. Derjavin nous a laissé des chants d’amour et de table pleins de verve et de grâce. Ses satires contre les abus de son temps sont parfois si mordantes, qu’on s’en étonne; à peine les aurait-on tolérées dans un pays complètement libre : ce qui ne l’empêcha pas de devenir sénateur et même, de 1802 à 1803, ministre de la justice. Il mourut, comme Goethe, accablé par l’âge en 1816.

Quoi qu’il en soit du nombre et du mérite de ses rivaux, Derjavin est resté incontestablement le premier lyrique russe et un des premiers lyriques du monde. Il semblerait vraiment qu’une des causes de son originalité profonde était son ignorance, si rare en Russie, de toutes les langues d’Occident. L’imagination de cet enfant de la nature du Nord était fantastique et luxuriante comme les forêts vierges de la Finlande et de la Sibérie. Son dithyrambe s’élançait, irrésistible comme