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ces avalanches d’une longueur infinie que le soleil d’été précipite du pôle. Sa fougue lyrique dénotait l’énergie d’un Titan. Il n’a encore rien paru en Russie d’aussi profondément empreint du génie slave que les ouvrages du mirza de Kazan.

Malheureusement Derjavin n’était que poète, et la prose russe continua de rester asservie aux mille influences des littératures étrangère. Enfin Karamzin, le digne historiographe d’Alexandre, vint consolider dans la prose russe la domination jusqu’alors problématique du goût français. Ce Tite-Live de la Russie, en créant pour sa nation le langage de salon, le langage diplomatique, lui donna une structure définitivement française, c’est-à-dire éminemment anti-slave. Karamzin avait du génie : on lui pardonna tout; mais ses imitateurs ne prirent de lui que les gallicismes et achevèrent de dépouiller leur langue maternelle de ses restes d’originalité. La réaction contre Karamzin fut de bonne heure organisée par l’amiral Chichkof. Ce président de l’académie russe, qui avait rédigé, de 1812 à 1814, tous les manifestes contre la France, prétendait sauver aussi de l’invasion française sa littérature nationale et la replacer sur les vieilles bases slavones. Son parti finit par être vaincu. Le tsar Alexandre lui-même ne se disait-il pas aussi Français qu’un Bourbon?

La poésie seule a constamment conservé en Russie, depuis Derjavin, une certaine indépendance, même dans ses imitations. Aux gallicismes classiques de Dmitrief, élève de Karamzin, Jukovski vient substituer le romantisme allemand. Il semble copier Bürger, Schiller, Kœrner, Goethe : il est, quant aux formes, le plus allemand de tous les poètes russes, et pourtant c’est un patriote fanatique de la sainte Moscou. Toutes ses pensées, tous ses soupirs ont pour but la nationalité. Aussi, de retour dans son empire, après les événemens de 1815, l’empereur Alexandre le récompensa-t-il largement; il le chargea d’enseigner la littérature russe à la grande-duchesse, aujourd’hui l’impératrice Alexandra. Jukovski est principalement un lyrique, et, pour la verve entraînante de ses odes, il éclipse en Russie tous les contemporains. Pendant que cet heureux génie, plein de rancune contre la France, s’inspirait de la vie et des modèles du Nord, un autre guerrier des campagnes de 1812, Batiuchkov, installait sur le Parnasse russe le romantisme espagnol et italien. Sous sa plume, la langue moscovite prit une douceur, une suavité toutes méridionales. Un triste pressentiment le poussait sans cesse à chanter les douleurs du Tasse, que dans son plus beau poème il nous peint mourant. C’était sa propre destinée qu’il chantait à son insu, et Batiuchkov est devenu fou lui-même à la façon du Tasse, quoique dans un âge beaucoup plus avancé. La plus grande partie de ses ouvrages est malheureusement en prose. Le peu de poésies originales laissées par ce bouillant