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étonnante vérité de caractère. Malheureusement il a été enlevé trop tôt à la scène qu’il enrichissait. Dépossédé de son Télégraphe et obligé de renoncer pour jamais à toute critique signée de son nom, l’infortuné Polevoï s’est élancé vers la place que laissait vide l’absence de Kukolnik. Impatient de réaliser lui-même ses sévères théories esthétiques en fait de roman et de drame, Polevoï créa d’abord quelques pièces d’une supériorité incontestée. Sa triste destinée le poussait à développer de préférence sur la scène le côté tragique et terrible, et ce qu’on pourrait appeler la partie shakspearienne de l’art; mais son étonnante facilité décomposition l’a perdu. Les drames naissaient sous sa plume comme par enchantement. Ce n’étaient, il est vrai, que des ébauches, de grossiers vaudevilles chaussant le cothurne et se drapant d’un manteau tragique. Leurs accens vulgaires, leurs formes rudes, leur manque absolu d’idéalisation, attiraient le vulgaire et assuraient un succès d’un jour; le lendemain, l’œuvre était oubliée. Pour le genre facile, abondant et trivial, Polevoï laisse loin derrière lui les modèles qu’il avait trouvés dans nos faiseurs des bords de la Seine. On conçoit que ce fécond dramaturge ait pu laisser en mourant une école nombreuse, qui continue jusqu’à ce jour de régner sur la scène russe, où elle entretient le genre facile à la place du genre sévère, et la trivialité à la place de l’idéal. L’audacieux Gogol a heureusement aussi ses élèves. Parmi eux se signale Dostoïevski, auteur d’un roman sous forme de lettres intitulé les Pauvres Gens, qui a paru en 1846. On peut remarquer certaines analogies éloignées entre le Werther de Goethe et les Pauvres Gens (les malheureux tchinovniks ou employés subalternes de l’administration russe). Toutefois on ne saurait risquer ici aucun parallèle, car rien en Europe ne peut se comparer aux incroyables souffrances, à cette foule de nobles désirs refoulés ou écrasés que recèle l’ame des pauvres gens bien élevés de la Russie, tels que les a peints Dostoïevski. Son héros, le pauvre Devuchkin, type fidèle de la nation russe éclairée et pourtant esclave, peut être considéré comme le plus grand souffre-douleur du monde moderne. Les Pauvres Gens sont la digne contre-partie du Revizor. Il est à regretter que de telles tentatives soient si rares dans la littérature russe, qui s’obstine au milieu des faciles ornières de l’imitation étrangère, et cherche avant tout l’impression fugitive du plaisir. Le matérialisme continue ainsi de rester au fond de la vie russe, et le scepticisme y est toujours la source la plus féconde des inspirations de la lyre.

Malgré ces obstacles, la littérature russe n’en a pas moins fait d’étonnans progrès. Voyez-la, encore à moitié slavone, à moitié sacerdotale, sous la plume de Lomonosof : — combien Derjavin, ce poète slave par excellence de la Russie, est déjà plus national dans ses formes que Lomonosof! — Puis prenez Pouchkin, qui représente avec une