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vérité si triste la haute classe de la société russe s’agitant sous l’influence de notre vieux monde européen: — Pouchkin n’idéalise-t-il pas bien plus profondément que Derjavin les tendances nationales de son pays? — Et néanmoins Gogol vient de faire, sous ce rapport, un pas de plus que Pouchkin.

A certains égards, on ne saurait nier la position avantageuse de la littérature russe comparée aux autres littératures européennes. En effet, elle commence précisément par où les autres ont fini, par la science encyclopédique et le cosmopolitisme, et de ce gouffre où elle s’est trouvée plongée dès sa naissance, elle a su peu à peu retirer politiquement sa conscience nationale, et littérairement son génie individuel et propre, tandis que les autres littératures d’Europe, parties au contraire des points de vue les plus restreints du provincialisme, n’ont su qu’aboutir au point d’où l’esprit russe est parti.


IV. — RENAISSANCE DES LETTRES EN BOHÊME ET CHEZ LES ILLYRO-SERBES.

Des trois autres littératures slaves, c’est celle des Tchekhs qui présente avec la littérature russe les plus frappans rapports. Cosmopolites eux aussi au point de vue de la science, de la religion et de la philosophie, comme les Russes le sont au point de vue de la poésie et de la politique, les Bohèmes ont eu pour rénovateur intellectuel de leur nationalité un Lomonosof suivant leur goût, c’est-à-dire un savant d’une étonnante profondeur d’érudition, le fameux Joseph Dobrovski. — Ce patriarche du slavisme conçu comme science et théorie universelle a ressuscité, à l’entrée de notre siècle, la littérature bohème ensevelie et qu’on croyait morte. Il l’a ressuscitée avec toutes ses tendances et ses caractères d’autrefois, avec la passion des recherches et des découvertes scientifiques, avec l’amour de l’abstraction et le penchant au radicalisme religieux et social. Cette dernière tendance a été rudement combattue, il est vrai, par la censure autrichienne. Le prêtre philosophe Bolzano, qui laissait percer des doctrines à la façon de Jean Huss, a été frappé obscurément sans avoir reçu les honneurs du bûcher. La science historique, la philologie, l’archéologie, devinrent alors le seul domaine où la Bohême pût concentrer son activité sans craindre les persécutions. Ses savans les plus éminens se jetèrent dans ces études avec une ardeur inouie. Hanke, Chafarjik, Iungmann, Palacki, élevèrent l’érudition slave à des hauteurs où aucun savant, ni russe, ni polonais, n’avait pu atteindre jusqu’alors. Sans doute, ces savans doivent employer mille précautions de style pour cacher leur patriotisme; sans doute ils se sentent invinciblement arrêtés chaque fois qu’ils arrivent au moment de dire tout le fond de leur pensée. C’est pourquoi on remarque entre les deux littératures des Bohèmes et des