Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/115

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
109
L’ÉMIGRATION EUROPÉENNE DANS LE NOUVEAU-MONDE

protéger une propriété contraire aux principes éternels d’humanité et de justice ?

L’accroissement prodigieux de la population des États-Unis imprime un rapide essor aux progrès de la richesse publique. Chaque année, l’industrie et le commerce se développent[1] ; chaque année, la culture et la civilisation pratiquent de larges trouées dans les grandes plaines de l’ouest, et refoulent vers la mer Pacifique les malheureuses tribus indiennes, dont bientôt il ne restera plus que les noms inscrits dans les annales de nos guerres et poétisés par les récits des voyageurs. Déjà même de longues caravanes traversent le continent de l’est à l’ouest, et marquent à l’avance, par les feux de leurs étapes, l’emplacement des villes que la génération présente élèvera sur la route des mines d’or. Les fleuves, les rivières, les lacs, sont sillonnés par des milliers de bateaux à vapeur, dont la noire fumée, se perdant à travers les savanes, annonce au désert que l’homme est proche, et que les solitudes si long-temps muettes vont se réveiller aux échos de la hache et sous les pas du pionnier. De nouveaux états, plus vastes que les royaumes de notre vieille Europe, naissent comme par enchantement, et réclament le droit de fixer leur étoile au drapeau de l’Union. Depuis sept ans, cinq territoires, la Floride, le Texas, l’Iowa, le Wisconsin et la Californie, sont entrés ainsi dans la vie fédérale ; d’autres encore, le Nouveau-Mexique conquis d’hier, l’Orégon, le Minesota, l’Utah, se pressent au seuil du congrès, et, par la voix de leurs délégués, se révèlent à l’Amérique et au monde. Pour alimenter cette merveilleuse activité que rien n’arrête ni ne lasse, pour suffire à ce go-ahead qui se lance instinctivement dans les aventures infinies, il faut que la nature fournisse un continuel approvisionnement d’hommes, et qu’elle apporte, à chaque minute, le contingent de bras et de forces que réclame l’accomplissement de l’œuvre. Aujourd’hui, par le double effet de la reproduction intérieure et de l’immigration étrangère, la population des États-Unis s’accroît annuellement d’un million d’ames ; dans vingt années, elle atteindra cinquante millions, et il y aura encore des forêts inexplorées, des déserts intacts ; il y aura encore des townships à cadastrer, des parcelles à vendre à 6 francs l’acre. Sans doute, ces perspectives dépassent tout ce que l’imagination peut rêver de plus beau et de plus prospère ; cet avenir promet des richesses incalculables, une grandeur politique, commerciale, industrielle, maritime, devant laquelle l’Europe elle-même, si orgueilleuse qu’elle soit, devrait s’avouer vaincue ; mais est-ce là tout ? N’aperçoit-on pas déjà quelques ombres qui altèrent l’éclat de ce magnifique tableau ? Dans cinquante ans, dans trente ans même, les États-Unis, tels que nous les admirons aujourd’hui, fiers de leur fortune présente, plus fiers encore de leur avenir, auront-ils conservé leur constitution, leur unité nationale ? En posant cette question, nous n’avons point en vue les embarras intérieurs qui ont déjà divisé le congrès en deux camps et éveillé, au nord comme au sud, les passions séparatistes : nous n’avons à nous préoccuper ici que du peuplement des États-Unis à l’aide de

  1. L’ensemble du commerce extérieur des États-Unis, qui ne dépassait pas, en 1821,675 millions de francs, s’est élevé, en 1851, à 2 milliards 368 millions. Le chiffre du tonnage maritime a triplé d’une période à l’autre.