Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/1155

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Proudhon n’a rien changé à ses idées, mais au moins il fait aux circonstances une concession dont nous devons lui savoir gré. Au lieu de s’adresser aux passions pour les conduire à la bataille, il s’adresse aux intelligences pour appeler leur examen sur ses opinions. Nous accepterons cette invitation. Puisque la cause n’est plus portée devant un tribunal qui n’eût point écouté ce que nous pouvons avoir à dire, nous répondrons et au dernier plaidoyer de M. Proudhon et à son système général de plaidoirie. « Le socialisme, disait-on récemment, n’a plus la même signification. Aujourd’hui il signifie des ennemis vaincus et désarmés, des prisonniers et des exilés, et la France n’aime pas à frapper des ennemis à terre : elle a trop de générosité. » Voilà sous quel beau nom on fait l’apothéose de ses faiblesses. Les hommes qui se donnent mission d’instruire leurs semblables prêchent au pays l’oubli de la veille et la douce insouciance qui a toujours été sa perte. Ils l’encouragent à ne point se repentir et à ne point s’inquiéter des principes d’erreur, qui, pour avoir éclaté seulement chez quelques-uns, n’en sont pas moins les élémens vicieux de la nation. Ils lui font un devoir d’imiter les étourdis de tous les âges, qui s’emportent contre une fraude quand elle les touche au vif, mais qui ne réfléchissent pas qu’une fraude veut dire un fraudeur, et qui, le premier dépit passé, se remettent à fraterniser sans défiance avec celui qui s’est montré capable de fausseté, absolument comme ils traitent sans confiance celui qui s’est montré incapable de tromper. Oublions les fautes, si l’on veut, mais n’oublions pas les défauts d’esprit ou de caractère dont elles ont attesté l’existence, et tant qu’ils subsistent, à l’état de sommeil ou à l’état d’action, combattons sans répit les défauts.

Plus que jamais, ce nous semble, c’est aujourd’hui le moment de nous occuper de cette guerre, nous dirions presque de la commencer, car jusqu’ici on s’est à peu près borné à combattre les fautes. On a repoussé les agressions et réfuté les systèmes, on a cherché à montrer que telle institution, attaquée comme un mal, était au contraire un bien, que tel plan, proposé comme admirable, serait au contraire très funeste. Cela n’était pas de trop assurément, et à l’heure de la lutte on ne pouvait pas plus; mais nous doutons fort qu’en réfutant les systèmes, on ait beaucoup amendé la raison des hommes. Si la jeunesse et tous les demi-intelligens qui mènent les masses n’ont pas vu l’utilité des choses utiles, c’est par suite d’une incompétence dont le propre est de ne pas pouvoir discerner. Eût-on passé des années à faire le panégyrique des choses condamnées à tort, l’impuissance resterait toujours une impuissance : ce qui est visible pour les clairvoyans continuerait à être invisible pour ceux qui n’ont pas la faculté de voir, — et les clairvoyans n’auraient convaincu qu’eux-mêmes d’illusion, s’ils s’imaginaient qu’avec des argumens ils ont pu démontrer quoi que ce soit à