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l’histoire ancienne comme la loi Gombette, il n’a vu dans le succès du coup d’état qu’un nouveau motif de croire à sa clairvoyance. Les sept millions de suffrages accordés au prince-président lui ont seulement donné à penser qu’il avait raison de demander l’anarchie, et que l’autorité en effet ne répondait à aucun besoin. C’est par un autre côté que l’œuvre de M. Proudhon appelle l’attention : elle est fort propre à nous faire connaître l’écrivain lui-même. Ailleurs il a énoncé plus complètement son système, ici il nous conduit à la source du système. A propos du 10 décembre, c’est sa propre philosophie historique qu’il a exposée, surtout dans ses pages sur le progrès. Nous dire les lois et les causes dont les événemens du passé ne sont à ses yeux que les effets, c’était nous dire du même coup les élémens d’après lesquels il prévoit et conçoit ce que doit être l’avenir, ce qui peut être désirable ou nuisible. Son opinion sur la marche des affaires humaines n’est pas seulement une idée isolée de son esprit, elle est la matière première de toutes ses idées. Est-elle juste, c’est l’esprit du penseur qui est juste; est-elle fausse, c’est son esprit qui est faux. Lequel des deux?

La théorie de M. Proudhon, c’est qu’on s’est complètement trompé en regardant le progrès comme une croissance, en supposant qu’il consistait pour les peuples à développer et améliorer peu à peu leurs institutions. Suivant lui, les sociétés naissantes commencent par être emprisonnées dans des croyances et des lois qui ne sortent nullement de leurs besoins, qui représentent seulement les rêves de quelques penseurs, et qui de la sorte ne peuvent manquer d’amener bientôt oppression et révolte. Alors commence contre le pouvoir un travail de destruction qui ne doit plus s’arrêter: la nation ne tend plus à transformer sa constitution primitive, mais à rejeter toute constitution, à se dévêtir. — Ainsi, lorsque Bacon eut contesté l’autorité en matière philosophique, lorsqu’il eut revendiqué pour chacun la liberté d’observer et le droit de conclure d’après ses observations, quelle fut la conséquence de ce fait? Plusieurs crurent qu’il s’agissait de reconstruire une nouvelle philosophie : erreur. Rien ne pouvait plus rester debout que la critique, « c’est-à-dire la faculté de construire des systèmes à l’infini, ce qui équivaut à la nullité de système. Après le Novum Organum, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de doctrine philosophique. La vraie philosophie, c’est de savoir comment et pourquoi nous philosophons, en combien de façons et sur quelles matières nous pouvons philosopher. » — De même, depuis Luther, — toujours suivant l’écrivain, — il n’est plus resté place pour aucune église, aucune confession religieuse. Le libre examen ayant été proclamé en matière de foi, il était impossible désormais d’admettre des croyances obligatoires pour tous sans se déjuger soi-même. « On ne pouvait pas, au nom de la critique, engager la critique; la négation devait aller à l’infini, et tout ce qu’on ferait pour l’arrêter était condamné d’avance