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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

où quelque esclave de génie moral et austère, quelque Épictète ignoré raconterait la dégradation de l’ame, l’abrutissement de l’intelligence de l’esclave condamné à l’intempérance pour offrir un beau contraste avec la tempérance, et à l’immoralité pour servir à façonner les hommes libres à la vertu ? Si quelque Angelo Mai découvrait une pareille chose, que de commentaires inutiles ou même de traités de Cicéron ne donnerait-on pas pour une trouvaille si précieuse ! Mais cette découverte, il ne faut pas l’espérer. C’est le christianisme qui a rompu pour toujours l’enchantement qui tenait la justice captive, il a ouvert les échos qui jusqu’à lui avaient été sourds à la voix de l’opprimé, il a donné une voix pour s’exprimer à tous les infortunés de la terre, il a enseigné qu’il y avait un œil toujours ouvert et une oreille toujours attentive auprès de nous. Nous avons prononcé tout à l’heure par hasard le nom d’Épictète ; ce grand homme n’avait, pour se consoler de la servitude, que la pensée que ce qui devrait être était, et pour s’abstenir de la révolte, que la conviction qu’il devait vivre là où il était, dans la condition où la fatalité l’avait jeté, tandis que le dernier esclave chrétien avait, pour se consoler, l’image d’un Dieu d’amour, juge rémunérateur qu’il chargeait du soin de sa vengeance.

Depuis le christianisme l’injustice a cessé d’être une chose légale, légitime, naturelle, et ceci me conduit à dire par parenthèse que les hommes, très nombreux de notre temps, trop nombreux, qui s’imaginent que la religion chrétienne peut être une protectrice pour leurs intérêts, ou un moyen de commettre impunément le mal, ou une sauvegarde pour la pratique de leurs vices, sont dans la plus triste des erreurs. Le christianisme, bonnes gens, ne se soucie ni d’intérêts, ni de propriété, ni du bonheur, ni de la richesse, ni même de la société politique ; il accepte toutes ces choses comme des choses sans grande valeur, qu’on peut indifféremment posséder ou ne pas posséder. Cela est vrai, il prêche la douceur, la paix, la concorde, la soumission aux lois ; il recommande de rendre le bien pour le mal, d’oublier les injures, de bénir les persécuteurs, de prier pour les hommes méchans et injustes ; il prêche et recommande tout cela, parce qu’il enseigne qu’il y a un Dieu terrible, juge suprême et qui est chargé de venger les insultes, les outrages, les crimes. Il dit aux hommes, comme certain philosophe moderne : « Sers-tu un mauvais maître ? eh bien ! sers-le le plus long-temps possible ; » mais, par la bouche de saint Paul, il explique et commente cette parole en ces termes brûlans : « Supportez l’injustice et chargez Dieu de vos vengeances ; il vous vengera au centuple, et, en soutirant patiemment, vous amasserez des charbons ardens sur la tête de vos persécuteurs. »

Le christianisme, telle est donc la source sacrée d’où sort cette dénonciation, moderne de l’injustice ; quant à l’inquiétude, à l’anxiété qui