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l’accompagne toujours, à l’irritabilité avec laquelle ces dénonciations sont exprimées, à la forme enfin que prennent ces protestations, leur origine est moins pure, car elles dérivent du XVIIIe siècle, et on peut en attribuer à Voltaire l’invention et la propagation. C’est lui qui le premier a créé cette facilité d’irritation, cette excitation nerveuse, cette sympathie maladive, qui courent partout aujourd’hui, et dont nous tous plus ou moins nous sommes affligés. Ardeurs du sang, ébranlement des fibres, indignation irréfléchie, colères imprévoyantes, tout cela est bien de Voltaire, c’est bien l’héritage qu’il nous a laissé. L’anxiété morale créée par le christianisme est d’un tout autre caractère et n’a rien à démêler avec celle-là ; c’est une anxiété tout individuelle, qui ne s’apaise qu’avec le parfait accomplissement du devoir, mais qui du moins s’apaise avec lui, tandis que l’anxiété du XVIIIe siècle, et par suite l’anxiété de notre temps, a un caractère de fatalité. En vain l’individu accomplit son devoir, en vain il se dit qu’il n’a qu’à s’inquiéter de le remplir, et qu’une fois qu’il a satisfait à cette obligation, il n’a plus rien à craindre : une sorte d’aiguillon invisible le presse et le pique, et lui fait soupçonner que même la satisfaction donnée aux lois morales n’est pas un préservatif pour lui, qu’une sorte de réversibilité inexplicable fera tomber capricieusement sur sa tête les châtimens qui devraient être réservés à un autre. En un mot, l’homme aujourd’hui soupçonne vaguement qu’il est responsable non-seulement pour lui, mais pour tous les autres hommes, responsable des maux de la société, même quand il n’a pas contribué à les entretenir et à les accroître. Dès-lors il est facile de voir comment cette appréhension étrange mène au sentiment révolutionnaire qui tourmente notre société et conduit l’individu à penser que, puisqu’il peut souffrir des maux de la société sans avoir participé à les faire, il a dès-lors un droit sur la société, peut porter la main sur elle pour la changer ou même la détruire. C’est cette anxiété d’un nouveau genre qui a inspiré tous les hommes du XVIIIe siècle, qui a été leur unique vertu, qui a remplacé le fanatisme pour les hommes de la révolution, et qui nous trouble aujourd’hui beaucoup plus qu’il ne serait désirable la plupart du temps. Elle a amené graduellement l’oubli de l’ancien devoir chrétien, tout pratique et domestique, et qui ne dépassait pas l’horizon du toit de la famille, les bornes du village et du quartier, mais qui, multiplié à l’infini dans chaque demeure, dans chaque quartier, avait des résultats infiniment plus considérables que notre agitation fébrile et notre amour abstrait de la justice et du droit. Quoi qu’il en soit, cette inquiétude nous possède et produit chaque jour ses résultats mélangés de bien et de mal.

La dernière dénonciation de l’injustice sociale qui se soit produite nous arrive d’Amérique sous ce titre : Uncle Tom’s Cabin (la Cabine de