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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

Shakspeare. Entrons donc dans ce monde de douleurs et de souffrances. Ce n’est point dans un enfer dantesque que nous allons vous conduire ; nous allons vous faire assister à un spectacle navrant, brutal et presque vulgaire, à un spectacle qui cause les mêmes sensations et la même indignation que la vue d’un paysan qui maltraite ses animaux ou la vue d’un enfant qui plume des oiseaux vivans.

Le livre de mistress Stowe manque d’unité autant qu’un livre peut en manquer : c’est un panorama, une suite de scènes sans grand rapport entre elles, et qui pourraient se détacher facilement et former chacune un tout complet. Il y a deux ou trois nouvelles cousues ensemble et entremêlées si bien, que le livre nous fait le même effet qu’un volume qui serait composé de feuilles de grandeurs différentes, d’impressions différentes, sur des papiers de couleurs et de teintes diverses. Là est surtout son grand défaut ; mais il a, à nos yeux, un mérite supérieur : l’auteur n’abuse ni de l’analyse ni du commentaire, qualité rare aujourd’hui ; il raconte ce qu’il a vu le plus simplement possible ; peu ou même point d’observations et de réflexions philosophiques ; des faits, rien que des faits, exposés crûment et sans ménagement aucun. Le livre va directement à son but de la première à la dernière page : il est facile de voir que l’auteur est autre chose qu’un simple observateur. Mistress Stowe est abolitioniste et abolitioniste véhémente ; elle n’oublie rien, ne laisse rien passer, insiste avec une sorte de colère contenue et d’ironie sourde sur les tableaux les plus affligeans, utilise tout. Pour rien au monde, cela est évident, elle ne consentirait à se priver d’un personnage secondaire : il entrera bon gré mal gré dans son livre par la seule raison qu’elle l’a connu. Ne lui parlez pas d’art, de littérature, d’unité de composition : elle vous répondrait qu’elle a écrit son livre pour toute autre chose. Des personnes dont elle n’a vu que les silhouettes, elle ne dessine que les silhouettes, mais elle les dessine ; des conversations écoulées par hasard, dont elle n’a surpris que quelques paroles, elle ne répète que ces paroles, mais il faut qu’elle les répète. Son livre n’est pas une fable construite sur un fait isolé : c’est un résumé de toute son expérience et de toutes ses observations sur la vie des noirs. Nous ne savons pourquoi, pendant tout le cours de cette lecture, le souvenir de quelques-uns des vieux romans, de Gil Blas par exemple ou de Tom Jones, n’a cessé de nous poursuivre. Évidemment il n’y a aucune ressemblance littéraire ou autre entre ces livres et la Cabine de l’oncle Tom ; mais la manière dont ce livre est composé est la même : c’est un résumé de faits, d’opinions ; et de même que Tom Jones est le résumé de toutes les observations de Fielding, Gil Blas le résumé de toutes les observations de Le Sage sur le monde et la vie, de même l’Uncle Tom’s Cabin est le résumé de toutes les observations de l’auteur sur un monde particulier, le monde des noirs et des esclaves. Le livre de mistress Stowe est construit tout-à-fait d’après ce vieux et