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ayant pour titre : de l’injustice involontaire et du danger des institutions qui la mettent à la disposition de l’individu.

Mistress Shelby, femme d’un grand sens et d’un excellent cœur, qui est pour ses esclaves une providence temporelle, qui les instruit et les marie, a pour femme de chambre une jeune quarteronne du nom d’Éliza, belle, sérieuse, un peu triste, comme si elle était toujours oppressée par un sinistre pressentiment. De son mariage avec George Harris, un jeune homme de sa couleur que mistress Shelby lui a donné pour époux, elle a un fils, petit diable, éveillé, vif, agile comme un chat ou comme un écureuil, qui ne porte sur son visage que de légères marques du sang noir et une nuance qui le ferait prendre au premier abord pour un petit blanc mal décrassé. Personne comme lui ne sait dérider les fronts soucieux, et lorsqu’avec un talent de pantomime et d’imitation particulier aux nègres il imite la démarche d’un vieux noir atteint de rhumatismes, ou contrefait quelque voisin qui entonne à l’église les psaumes d’une voix nasillarde, tous les spectateurs rient aux éclats. Or, pourquoi donc ce soir Éliza marche-t-elle le long des corridors sur la pointe du pied et s’est-elle arrêtée à la porte de M. Shelby, le visage inquiet et l’oreille attentive ? « Donnez-moi ce petit drôle, et l’affaire est arrangée ; » voilà ce qu’elle a entendu et ce qui la remplit de craintes qu’elle communique à mistress Shelby. Alors elle se rappelle involontairement les paroles que son mari avait prononcées le matin même : « Souvenez-vous, Éliza, que cet enfant ne vous appartient pas. » Ainsi demain, à la même heure, deux foyers seront brisés, les enfans seront arrachés aux parens, les parens aux enfans. Tel est le résultat des spéculations malheureuses et des trop grandes hardiesses commerciales de M. Shelby.

Éliza, avons-nous dit, a reçu le matin même une visite de son mari George Harris, jeune mulâtre intelligent, dont le caractère est tout l’opposé de celui de Tom. Lui, il ne souffrira point l’injustice ; il se sauvera et fuira, comme il va le faire précisément, car cette visite à sa femme est une visite de suprême adieu. Sceptique, presque athée, d’un sang chaud et impétueux, George Harris est une sorte de révolutionnaire plus capable, celui-là, de comprendre Spartacus qu’Épictète et Jean Ziska que les martyrs. Les opinions de George s’expliquent très bien par le tempérament particulier aux mulâtres, tempérament formé par le mélange des deux sangs qui leur donnent naissance. Plus maltraités et plus mal vus encore que les nègres en Amérique, ils ont en eux les qualités et les vices des deux races blanche et noire, mais mal équilibrés, et sans qu’on puisse dire lesquels dominent. Ils perdent dans ce mélange la proverbiale patience du nègre, et gagnent la promptitude de sentiment du blanc, sans gagner en même temps les énergies directrices et la sagacité des peuples caucasiques. Aussi ont-ils plus que personne au monde de l’artificiel et du théâtral : c’est une race empha-