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le nom. Le comte Êdric de Tevolhara avait passé en France une jeunesse qui n’était pas encore terminée, mais qui touchait à sa fin. Aussi beau qu’Oleski, il avait entendu la vie tout autrement que notre Polonais. Il avait mis à éviter les faciles amours tout le soin que Ladislas mettait à les rechercher. Ce qu’il aimait de la galanterie, c’en était par-dessus tout le jeu. On connaît ces chasseurs qui disent : « Je n’aime pas le gibier. » Ainsi aurait pu dire Tevelham. L’objet de ses poursuites, une fois qu’il l’avait atteint, lui devenait indifférent ; mais tout le temps qu’il était en chasse, que de pièges, que de ruses il employait ! Pas de coquette qui parvînt à le dépister. Aucune fuite ne le rebutait, aucun détour ne l’égarait. Comme on se lasse de tout cependant, le métier pour lequel il se sentait créé avait fini par le lasser. Nous aurons beau nous débattre contre la tristesse, notre siècle est celui de Werther, de Manfred et de René. On ne fera jamais de nous des gens qui souriront sans arrière-pensée. Qui dira le contraire mentira. Pas de cœur qui, depuis tantôt soixante ans, ne naisse avec cette mystérieuse maladie qu’on appelle l’ennui, l’inquiétude, le spleen. Lord Tevelham avait cette maladie-là. Il lui arrivait sans cesse de songer à se mettre dans la cervelle ce plomb que les troupiers appellent avec un sens profond l’ami de l’homme. « Ce qui me retient, disait-il à quelqu’un qui fut à une certaine époque le confident de ses plus secrètes pensées, c’est une certaine curiosité. En dépit de l’expérience et de mon bon sens, j’ai peine à croire qu’il n’y ait dans ce monde rien qui mérite de nous arrêter. Ce mot de bonheur en définitive doit répondre à quelque chose. Si j’avais pu seulement voir comment cette chose est faite ! » Celui à qui il parlait ainsi lui répondait par une série de lieux communs philosophiques ; mais Tevelham s’entêtait dans sa pensée, et, comme son suicide après tout pouvait être sans inconvénient affaire remise, il laissait de côté ses pistolets.

Un soir, il était à l’Opéra aux derniers jours de septembre ou au commencement d’octobre, si je ne me trompe, enfin à cette époque où Paris a la mélancolie d’un palais abandonné par ses hôtes. Il était seul au fond d’une loge avec l’ami dont nous venons de parler à l’instant. On jouait la Lucie. Pendant que cette tendre et désolée musique, livrée à des doublures de doublures, triomphait par sa seule vertu, et, en dépit de ses malencontreux interprètes, exerçait une secrète action sur les plus distraites pensées. Tevelham se pencha vers son compagnon et lui dit : — J’ai reçu aujourd’hui une lettre d’Oleski ; il est toujours sur les bords du lac de Genève, et il se prétend plus amoureux que jamais. Il m’engage à aller passer quelques jours auprès de lui, j’ai envie d’accepter son invitation et de partir demain. Vous savez ce que je vous ai souvent répété : je veux, avant de mourir, avoir eu le