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cinq. — Accordé. — Et maintenant, attendez que la mère soit endormie, et alors vous prendrez l’enfant. » Et lorsque, après un court sommeil, la mère se réveille, cherche autour d’elle et apprend de la bouche d’Haley la fatale nouvelle, elle ne prononce pas une parole, ne verse pas une larme ; mais au milieu de la nuit on entend tout à coup un grand bruit sur l’eau, comme ferait un poids tombant sur les vagues : c’est la mère qui se noie. Haley tire son portefeuille et inscrit ce suicide au titre des pertes. Plus loin, dans un autre marché aux esclaves, deux femmes de couleur, la mère et la fille, vont être vendues ; la mère, prévoyant qu’elles seront séparées et craignant que sa fille, à cause de sa beauté, ne soit vendue à quelque planteur brûlai, s’efforce de donner à son costume toute l’austérité possible, dispose les longues tresses de ses cheveux en bandeaux au lieu de les laisser flotter en boucles. Le commissaire-priseur s’approche d’elles : — Eh bien ! jeune fille, où sont vos boucles ? — Je lui avais recommandé hier au soir, dit la mère adroitement, de laisser ses cheveux plats et lisses au lieu de les boucler : c’est plus respectable comme cela. — Bouclez ces cheveux et lestement, répond l’interlocuteur, et soyez là tout de suite. Ces boucles peuvent faire une différence de cent dollars dans le prix auquel elle montera. — Voilà le chœur dont les gémissemens accompagnent la voix des personnages principaux d’un bout à l’autre de ce livre ! Il n’est personne qui n’ait vu mille fois dans nos campagnes les scènes qui se passent lorsqu’on enlève leurs petits aux animaux et aux bêtes de somme : ce sont des mugissemens, des bêlemens sans fin, si profonds et si tristes, que le rude fermier en est touché et que la fermière suppliante demande souvent avec des larmes qu’on laisse son petit à la pauvre bête pendant un jour encore. Rien n’égale les ménagemens que prend le paysan pour que la séparation ne soit pas trop brusque, les ruses qu’il emploie pour faire oublier à la mère l’absence de son petit : ici nous n’avons pas même cette sympathie des paysans pour leurs animaux.

Parmi les passagers du bateau à vapeur qui emporte Tom. Dieu seul sait où, se trouve un jeune homme riche et d’une famille ancienne du Canada, d’origine française, comme l’indique son nom, Augustin Saint-Clare, faisant route pour la Nouvelle-Orléans, où il habite. Il revient du nord, amenant avec lui une cousine du Vermont, miss Ophélia, dans l’espoir que son esprit méthodique et les traditions d’économie domestique qu’elle a sucées avec le lait, comme tous les habitans des vieux états du nord, lui seront d’un utile secours pour mettre un peu d’ordre dans sa somptueuse demeure. Cette petite fille, du nom d’Éva, qui va courant dans le bateau, adressant à chacun des paroles d’affection et de bonté, qui est si légère, qu’il semble que, comme l’hermine, elle pourrait passer sans se souiller à travers