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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

la mauvaise humeur, les accidens, et Saint-Clare n’y songe plus ; il a bien toujours la volonté de délivrer Tom, mais cette volonté n’est même pas en son pouvoir, elle est au pouvoir du hasard, des circonstances, et avant tout de Dieu ; car Saint-Clare meurt, et sa volonté avec lui. Un coquin achète enfin l’esclave qui a déjà vu fuir deux fois la liberté ; ce sont ses deux premiers maîtres indulgens et bons qui l’ont, sans le savoir, livré à ce coquin. L’esclavage a donc le double défaut d’exposer à l’inutile tentation de commettre le mal les individus qui n’auraient aucune envie de le commettre, et il confie non-seulement la vie de l’homme, mais le soin de sa dignité, de sa moralité, de sa conscience, à un autre homme qui n’a point trop de tout son temps pour veiller sur lui-même et pour mettre d’accord ses intérêts et ses sentimens. Les Legree sont rares, parce qu’après tout les âmes entièrement perverses sont rares aussi ; mais certes les Shelby et les Saint-Clare sont nombreux, parce que ce mélange de sentimens, d’intérêts, de désirs du bien, de bonnes intentions et d’oubli rapide de ces bonnes intentions, compose le fond de la nature humaine, comme, selon le proverbe portugais, il compose aussi le fond de l’enfer. Chaque homme doit veiller sur lui-même ; aucun autre ne peut prendre soin de lui et n’a le droit d’en prendre soin : telle est la conclusion inévitable que tout lecteur tirera du roman de mistress Stowe.

Ce livre est bien le livre d’une femme ; c’est un livre moral, austère, religieux, comme ceux que peut écrire une femme, lorsqu’au talent elle joint la sincérité et la droiture du cœur. S’il est permis par hasard aux femmes d’écrire, question délicate et dans laquelle nous ne voulons pas entrer, ce ne peut être en tout cas que de tels livres, et sur des sujets intéressant directement comme celui-ci les sentimens et les principes des deux sexes. Il n’est peut-être pas permis aux femmes d’écrire au nom de leurs opinions, de leur imagination, de leurs caprices et de leurs amours ; mais il est permis à tout être, quel que soit son sexe et son âge, qu’il soit homme ou femme, enfant ou vieillard, d’écrire au nom des principes qui font sa vie, lorsque ces principes sont foulés aux pieds. C’est ce qu’a fait mistress Stowe avec talent et éclat ; son livre a porté coup, et elle a reçu immédiatement sa récompense. L’Uncle Tom’s Cabin avancera plus la question de l’esclavage et fera plus de mal à ce régime que tous les discours du congrès, que toutes les menées de M. Seward et de M. Hale, que toute la haine des abolitionistes pour le sud, que toute la sagesse de M. Webster. Cette petite étincelle, partie d’une faible main, a mis le feu à une traînée de poudre et a allumé une flamme qui, quelque passagère qu’elle paraisse, aura jeté ses reflets sinistres et menaçans, et éclairé pour un moment d’une lueur vive et subite les actes injustes accomplis dans l’ombre.


Émile Montégut.