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CARACTÈRES ET RÉCITS.

perdu depuis long-temps un mari dont elle gardait un souvenir abhorré. Elle n’avait jamais eu d’enfans. Ce tout qu’elle avait abandonné, c’étaient donc les visites entre quatre et six heures, ces soirées où l’on s’amuse si rarement, ces grands bals où il est convenu qu’on s’ennuie toujours, enfin cette série de plaisirs dont on se plaint du matin au soir les uns aux autres. Il faut avouer qu’à ce compte-là Oleski avait tout quitté bien plus qu’elle. Il avait dit adieu, lui, à cette vie pour qui nombre de gens condamnent leurs vieux jours à la solitude, et leur race à l’extinction. Il avait répudié la vie de garçon ; mais ni vous ni moi n’y changerons rien : il sera toujours convenu que les femmes, en s’abandonnant à nous, atteignent à l’héroïsme du sacrifice, tandis qu’en nous livrant à elles, nous n’immolons ni un devoir ni un plaisir, nous n’apportons ni une inquiétude ni un trouble dans notre existence. Je n’essayai pas de détruire cette conviction chez Ladislas ; d’ailleurs j’ai toujours soigneusement évité de m’attaquer aux lieux communs. Ce sont d’énormes faix que l’on soulève un instant, mais qui retombent sur vous et vous écrasent. Je le laissai donc continuer.

« — Je veux être juste, fit-il en prenant une voix grave et une physionomie pleine d’une mélancolique équité ; j’apprécie toute l’étendue de ses sacrifices, et, si je m’afflige souvent, je ne m’irrite jamais. Du reste, elle me fait oublier en quelques minutes des heures de souffrance. C’est toujours cet adorable esprit que tu as connu, ce charme que je n’ai senti qu’en elle. Hier soir, en me tendant une tasse de thé, elle avait une si ravissante attitude, que je me suis mis à ses genoux. Malheureusement je lui ai dit : « Vous êtes pour moi en ce moment, dans notre amoureuse solitude, une apparition de la grâce mondaine. » À ce mot, elle est devenue toute rêveuse, et j’ai compris ma cruelle gaucherie.

« Je comprenais, moi, cet intérieur, je n’avais plus besoin d’interroger Oleski.

« Le lendemain de mon arrivée, j’ai déjeuné en tête-à-tête avec Ladislas. Mme d’Éponne était souffrante, et m’a fait dire qu’elle ne paraîtrait qu’au dîner. Je me suis fort bien accommodé de son absence. Notre repas a été animé. Après le lierre et la vigne, point de choses qui s’accordent mieux que le vin et l’amitié. Nous avons oublié un instant, Ladislas, qu’il était le plus amoureux, et moi, que j’étais le plus ennuyé des hommes. Quand, appuyés sur la table en face l’un de l’autre, nous nous sommes mis à fumer, tout le régiment de nos souvenirs, musique en tête, a défilé devant nous. Je retrouvais notre Oleski tel que nous l’avons tous aimé. Rien de fugitif malheureusement et de triste en dernier résultat comme ces apparitions que nous sommes de nous-mêmes à de certaines heures. Tout d’un coup le fan-