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emporterait mes engins comme un brin d’herbe, sans compter que le poisson se tient trop au fond pour se laisser prendre. Non, non, ma fille : aujourd’hui je ne vous promets pas de gibier de carême ; mais dites que je suis plus menteur qu’un garçon meunier, si je ne vous apporte ce soir un chapelet de petits oiseaux pris à la pipée.

— Je n’aurai garde, répliqua la jeune fille, car je sais que vous avez le charme, vieux maître, pour tout ce qui peut se prendre de vivant sur la terre ou dans les eaux. Allez donc en assurance ; moi, je rentre pour passer la farine d’avoine.

Elle se leva légèrement et avançait la main vers la porte entrebâillée de la maisonnette, quand ses yeux s’arrêtèrent sur le chemin de halage qui bordait le canal ; elle poussa une exclamation de surprise et descendit vivement les deux marches pour mieux voir.

— Qu’y a-t-il ? demanda le bossu, qui venait de se remettre debout plus lentement.

— Seigneur ! regardez là-bas, dit Nicole en étendant le bras dans la direction du canal… Qu’est-ce qui arrive à Pen-Ru ?

— La vache ? interrompit le maître d’école, qui cligna des yeux pour mieux distinguer au loin. Par le vrai Dieu ! vous avez raison ; la voilà qui court aux bords des berges tout affolée !

— Ah ! je comprends, s’écria la jeune fille. Voyez, voyez aux bords du chemin, il y a quelqu’un qui l’épouvante… Sur mon baptême ! c’est le jeune gars de la lande brûlée, c’est Laouik ! Ah ! démon ! il la poursuit à coups de pierres !

Un enfant d’une douzaine d’années, vêtu d’un costume de toile en lambeaux et coiffé d’un chapeau de paille grossière dont il ne restait plus que le fond, côtoyait en effet la bruyère et lançait à l’animal effarouché tout ce qui lui tombait sous la main. La vache, placée entre le canal et lui, fuyait çà et là en poussant des meuglemens de détresse et s’efforçait en vain d’échapper à ce double danger. À mesure qu’elle s’effrayait davantage, le jeune garçon redoublait d’ardeur dans sa poursuite ; il l’épouvantait de ses cris et faisait pleuvoir sur elle une grêle de mottes et de cailloux dont elle parut bientôt tellement étourdie, qu’elle se précipita sur le penchant de la berge presque inondée par les hautes eaux. À cette vue, Nicole et le bossu accoururent ; mais Laouik avait déjà traversé le chemin de halage en agitant une branche noueuse d’ajonc qu’il tenait à la main. Pen-Ru, effarée, voulut reculer, glissa sur la pente humide et disparut dans le canal.

Au bruit de sa chute, la fille de l’éclusier et son compagnon s’étaient élancés vers le bord avec un cri de douleur ; ils aperçurent la vache, dont la tête noire venait de reparaître sur les eaux et qui nageait vers eux en reniflant d’épouvante. Le gars de la lande brûlée, qui avait poussé un éclat de rire sauvage au moment où l’animal s’était englouti