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coiffée d’une espèce de cape de drap brun. Devant elle se tenait son fils Konan, à qui sa maigreur, ses longs cheveux en désordre et son visage sombre donnaient un aspect sinistre, et, un peu plus loin, son petit-fils Guy-d’hu, jeune gars d’environ vingt ans, au front bas, aux yeux enfoncés et à la chevelure ardente.

Au milieu de ces visages repoussans ou redoutables, la petite Soize reposait seule le regard ; bien que ses traits fussent aiguisés par l’habitude de la ruse, il y avait dans ses yeux et dans son sourire une douceur native qui n’était pas sans attrait. Tout en faisant les apprêts du repas que hâtaient les regards affamés qui ne la quittaient point, l’enfant murmurait quelques vers d’un guerz breton :


« La fée lui dit : — N’aie plus souci de rien, mon plus aimé, car désormais tu boiras dans l’or et tu mangeras dans l’argent ;

« Tu boiras de huit espèces de vins rouges et de quatre espèces de vins blancs, sans compter le vin de feu et les liqueurs,

« Et tu mangeras de tout ce qui est agréable à la faim de l’homme sur la terre, dans les airs ou sous les eaux. »


La grand’mère aveugle l’interrompit d’une voix irritée, et, en levant son bâton comme si elle eût voulu l’en frapper : — Où est la fée qui a dit ça, tête de lièvre ? s’écria-t-elle ; ce n’est pas à la lande brûlée, toujours ! À la lande brûlée, il y a une fée maigre qu’on appelle la famine et qui dit tous les matins : — « N’aie point de souci, mon plus aimé, tu ne mangeras que du pain de son, tu ne boiras que le vin de grenouille ! » — Ah ! ah ! ah ! — Pas vrai que vous l’entendez, mes gars, et qu’elle ne vous trompe jamais ?

Le rire de la vieille femme avait une sorte de rage ironique qui fit tressaillir Konan. Il serra les lèvres, passa la main sur la baguette du fusil qu’il tenait entre ses genoux et jeta un regard de côté à son fils Guy-d’hu ; mais les yeux de celui-ci ne quittèrent point le feu où cuisait leur maigre butin.

Il y eut un assez long silence ; enfin Katelle reprit plus bas, comme si cette fois elle se parlait à elle-même :

— J’ai connu un temps, moi, où il y avait toujours sur la table des Guivarch une miche de pain de douze livres enveloppée dans une nappe à frange, et où l’on épargnait si peu la farine dans la bouillie du soir, que les cuillers y tenaient debout. Katelle avait alors à traire la vache noire, qui ressemblait à une fontaine de lait ; mais ceux de la ville l’ont chassée avec ses gens du bord de la rivière ; ils ont coupé sa cabane au pied comme un arbre ; ils se sont mis à maçonner des pierres de taille là où poussaient l’herbe et l’orge barbu, si bien qu’il a fallu vendre la vache, et que les Guivarch sont aujourd’hui des mendians.