Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/221

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
215
SCÈNES ET MŒURS DES RIVES ET DES CÔTES.

Konan s’agita de nouveau et fit entendre un grognement d’impatience. La grand’mère, qui s’était tu un instant comme si elle eût espéré une réponse, laissa éclater une seconde fois son rire fauve.

— Ah ! ah ! ah ! chacun a sa récompense ! reprit-elle plus haut ; quand le loup se fait lièvre, on le mange. Katelle avait épousé un vrai Kernéwote de la montagne, dur comme le roc, tenace comme un buisson de ronces. Qui voulait le frapper n’en tirait que du feu, et qui l’approchait trop hardiment lui laissait quelque chose de sa toison ou de sa chair. Il l’a bien appris, le pillawer[1] de Gourin qui avait volé notre pièce de toile sur le pré. Quand je l’avais redemandée, il s’était raillé de moi et du maître ; mais, par le pain et le sang ! ce fut pour lui à la male heure, et la toile n’a pu lui servir qu’à faire un linceul. Dans ce temps-là, la moelle des Guivarch leur bouillait dans les os, et ils n’auraient pas laissé des gentilshommes de la fille prendre leur maison.

Konan eût sans doute répondu, si l’apparition d’un nouvel interlocuteur ne fût venue tout à coup l’interrompre et n’eût attiré l’attention générale. C’était Laouik, qui arrivait tel que l’avait laissé la correction subie près de l’écluse. Les traces de sang dont ses jambes, ses bras et son visage étaient marbrés avaient séché sans qu’il les essuyât ; ses haillons, déchirés dans la lutte, pendaient en lambeaux et laissaient voir ses épaules meurtries ; il avait les traits encore plus pales que d’habitude et contractés par une souffrance contenue. Soize fut la première à remarquer les meurtrissures et le sang ; elle laissa échapper la vieille exclamation douloureuse des Bretons : — Goa ! d’où venez-vous, Laouik, et que vous est-il arrivé ? dit-elle. Sainte croix ! voyez, mes gens ; pour sûr, il a été battu, car il saigne.

— Battu ! répéta la vieille aveugle en tendant les mains pour attirer à elle son petit-fils ; qui a fait cela ? qui a frappé mon enterreur[2] ? Parle, Laou, je veux le savoir !

— C’est l’homme de l’écluse ! répliqua l’enfant d’une voix sourde et haineuse.

Cette déclaration fit pousser un cri général de surprise, et toutes les têtes se redressèrent.

— Hoarne ! répéta Konan avec une sorte d’incrédulité ; tu dis que c’est Hoarne ? Et pour quel motif ?

— Parce que je m’étais approché de sa maison et que je jetais des pierres vers le canal, répondit Laouik.

— Mais quand t’a-t-il frappé ?

— Ce matin. Je suis resté long-temps sans pouvoir marcher, et quand je suis enfin arrivé à la lande brûlée, je n’ai trouvé personne.

  1. Chiffonnier nomade qui parcourt le pays à cheval.
  2. Nom que les aïeules donnent à leurs petits-fils, parce que ceux-ci doivent, selon toute apparence, leur rendre les derniers devoirs.