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détachaient en sombres silhouettes. L’air était en outre si calme, qu’il laissait arriver les moindres bruits. La rumeur des eaux grossies qui franchissaient la cascade suivit Hoarne et Nicole à travers la bruyère jusqu’à ce qu’ils eussent atteint le versant opposé. Alors seulement le grand silence de la lande sembla les envelopper. Le tapis de lichens et d’herbes fines sur lequel ils marchaient l’un près de l’autre étouffait jusqu’au bruissement de leurs pas ; à peine entendait-on de loin en loin quelques-uns de ces murmures mystérieux qui s’éveillent la nuit dans les campagnes abandonnées, comme la voix d’un monde invisible.

Le père et la fille s’avançaient à grands pas et sans se parler ; à leur insu, tous deux éprouvaient l’influence saisissante de la solitude et de l’obscurité. À chaque buisson qui se dressait, à demi blanchi par la lune, vers la droite ou vers la gauche du sentier, Nicole ne pouvait réprimer un tressaillement, et ralentissait involontairement le pas ; mais Hoarne nommait brièvement l’objet de son inquiétude, et, un instant rassurée, elle reprenait sa route en silence. Ils atteignirent ainsi un des monticules qui bosselaient la lande, et d’où l’œil pouvait l’embrasser, pendant le jour, dans sa plus grande étendue. Les ondulations du plateau et les oasis d’arbustes étaient indiquées çà et là par des ombres plus accusées. La jeune fille fit observer qu’ils se trouvaient au centre des endroits habituellement visités par le vieux maître d’école.

— À la bonne heure ! dit Hoarne ; mais la nuit se passerait à visiter toutes les reposées, encore risquerait-on d’en oublier. Si Perr a été retenu quelque part sur la lande, il doit être à portée des voix d’appel.

— Jésus ! mon père, voulez-vous donc crier dans la nuit ? demanda Nicole saisie.

— Pourquoi non ? répliqua Hoarne ; as-tu peur que je ne réveille les korigans[1], ou que je ne fasse lever de leurs fosses les morts qui attendent des prières ? Par mon baptême ! j’ai appelé bien des fois au clair de lune sans avoir troublé les mauvais esprits ni les damnés, et, quand même il y aurait danger, c’est à cette heure le seul moyen de sortir d’angoisse. Si le cousin peut encore entendre, il faudra bien qu’il réponde.

À ces mots, il s’avança jusqu’au bord de la butte, donna à ses mains réunies la forme d’un porte-voix, et fit retentir le cri d’avertissement connu du vieux maître d’école. Les syllabes sonores semblèrent remplir l’immense espace et allèrent se perdre au loin en mourant. Il y avait dans cet appel, jeté tout à coup au milieu de la nuit et du grand silence de la lande, quelque chose de si solennel et de si triste, que la jeune fille se rapprocha de son père en frissonnant. Celui-ci avait penché la tête au vent, comme s’il eût attendu une réponse ; mais tout

  1. Nains qui, d’après la tradition, habitent les lieux solitaires.