Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/231

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
225
SCÈNES ET MŒURS DES RIVES ET DES CÔTES.

ma barque ; celui qui vous a donné la vie pour mon bonheur sera conduit au cimetière avec autant de prières et de respect qu’un gentilhomme de Cornouaille.

La jeune fille poussa un cri de reconnaissance, prit la main d’Alann et la baisa. Nourrie dans les idées de nos campagnes bretonnes qui font des soins donnés aux trépassés la gloire et la consolation des survivans, elle ne pouvait recevoir de celui qu’elle aimait une plus douce assurance. Tous ces détails funèbres que notre sensibilité nerveuse a coutume d’écarter comme trop cruels, elle s’y arrêta avec la simplicité ingénue d’une douleur qui ne cherche ni à se faire illusion ni à se ménager : elle semblait y trouver la joie d’un dernier devoir à remplir envers son père, une marque de pieux souvenir et de dévouement poursuivi au-delà de la mort. Celle-ci était, en effet, imminente, et, malgré son inexpérience, Nicole ne put bientôt conserver aucun doute. Agenouillée près du lit, le chapelet à la main, elle se mit à répéter, avec des sanglots, la prière des agonisans. Le râle du blessé devenait à chaque instant plus faible ; Alann, debout au chevet, tenait les yeux fixés sur ses traits décomposés par l’agonie et semblait attendre. Tout à coup il se pencha, mit la main devant la bouche de l’éclusier, puis sur sa poitrine, et, se découvrant lentement, il dit très bas : — Que Dieu le reçoive dans sa gloire !

La jeune fille tressaillit.

— Mon père ! bégaya-t-elle.

— Maintenant… il est avec le maître, Colah, reprit le jeune marinier, qui lui prit la main, et nous n’avons plus qu’à prier qu’il lui fasse un bon accueil.

Bien que le coup fût attendu, Nicole poussa un grand cri et se laissa aller sur le mort, qu’elle entoura de ses deux bras. Elle demeura ainsi quelque temps, baisant ses cheveux, l’appelant des noms les plus tendres ; enfin, quand son désespoir se fut épuisé par son excès même, le batelier la força de se relever.

— Venez, dit-il avec une douce autorité ; c’est assez de pleurs pour le moment, pauvre créature, et il n’est pas juste que le corps de votre père reste plus long-temps sans honneurs.

— Que voulez-vous, Alann ? demanda la jeune fille chancelante et que les larmes aveuglaient.

— Savoir si le feu vous a laissé un linceul, un crucifix et l’eau bénite à laquelle a droit un chrétien, répliqua-t-il ; reprenez courage, Colah, et venez à la maison de l’écluse ; il faut rendre à votre père ce qui lui est dû.

Nicole ne fit aucune objection. Avec cette simplicité soumise, qui est le plus frappant caractère des paysannes bretonnes, elle essuya ses yeux, fit le signe de la croix, et suivit Alann hors du bateau.

Le vent de nuit venait de tomber subitement après avoir amoncelé