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SCÈNES ET MŒURS DES RIVES ET DES CÔTES.

prendre garde aux rameaux épineux qui, de loin en loin, lui effleuraient le visage ou faisaient saigner ses jambes nues. Elle allait devant elle droite et hardie en murmurant tout bas des exclamations de haine. Sortie du fourré, elle traversa rapidement la bruyère, atteignit le chemin de halage, puis l’écluse.

L’horizon commençait à blanchir ; les premières lueurs de l’aube rendaient les objets plus distincts. L’aveugle, avertie par le bruit de la chute d’eau, demanda à sa conductrice si elle était arrivée.

— Oui, mère, répondit Seize, qui regardait avec une surprise mêlée de saisissement.

— Et que vois-tu ? reprit la vieille en s’arrêtant.

La petite fille parut hésiter.

— Je vois tant de choses, dit-elle… d’abord l’écluse n’a plus de portes… elle laisse passer la rivière, qui tombe en cascade.

— Après ? dit Katelle avec impatience.

— Je vois la maison, continua Soize ; le toit est à moitié détruit et fume sous la pluie.

— Est-ce tout ?

— Non, s’écria l’enfant effrayée ; je vois là, tout près, les pierres qui sont rouges. — Ah ! mère, mère, il y a du sang partout !

Elle avait voulu faire reculer l’aveugle ; celle-ci résista.

— Et il n’y a personne autour de nous ? demanda-t-elle.

— Personne, mère, à moins que ce ne soit de ce côté, dans le bateau qui est amarré au-dessus de l’écluse… On voit à travers le plancher de la cabane une clarté.

— C’est ça ! reprit la vieille, ils y ont porté le mort !

— Oui, interrompit Soize, voici les marques rouges qui vont jusqu’à la barque.

— Et ils sont à cette heure autour de lui, continua Katelle en se parlant à elle-même, car Nan a ménagé sa poudre ; il n’a frappé que l’homme de l’écluse ; sa fille et Alann, qui restent, vont crier vengeance. On ne serait tranquille que s’ils se taisaient tous !…

Elle s’arrêta en murmurant quelques paroles incohérentes comme une personne qui se consulte ; tout à coup sa tête se redressa, un éclair de résolution terrible fit trembler toutes les rides de son visage, elle frappa la terre de son bâton, et, posant sa main crispée sur l’épaule de l’enfant : — Soize, reprit-elle précipitamment et très bas, tu as dit, n’est-ce pas, que l’écluse était à cette heure une cascade ?

— N’entendez-vous point les eaux ? répliqua la petite fille ; elles tombent aussi fort qu’au grand phare, et les voilà qui emmènent les dernières planches des portes en les brisant comme des pailles.

— Bien, murmura l’aveugle ; alors le bateau pourrait être emporté ?

— Il n’y a rien à craindre, répliqua l’enfant ; les mariniers l’ont amarré à la berge.