Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
23
CARACTÈRES ET RÉCITS.

monde. Je me rappelle surtout qu’une fois, il y a de cela bien peu de temps, j’éprouvai, en jetant les yeux sur lui, un véritable serrement de cœur. Après un mot de Mme d’Éponne dont il avait été justement alarmé, son regard s’attacha sur moi avec une expression suppliante. Il semblait me dire : « Ne te mets pas devant mon dernier rayon de soleil. »

« Or vous connaissez comme moi l’impatiente et vaillante nature d’Oleski ; mais cette humilité, cette douceur tiraient leur source, chez cette ame vaincue par la passion, du besoin de garder à tout prix sa tendresse ; puis en cela peut-être il y avait aussi un peu d’affection pour moi. J’étais résolu de céder à cette prière quand est survenue la catastrophe qui a décidé de notre sort à tous. Ce matin, Ladislas nous a proposé une promenade sur le lac. Les plaisirs champêtres n’ont jamais été trop de mon goût ; je crois que Valérie ne les apprécie pas beaucoup plus que moi. Puis le temps n’avait rien d’engageant : le ciel était sombre, l’air froid. Toutefois Ladislas insista avec tant d’énergie, que je fus obligé d’accepter cette promenade à la Saint-Preux. À peine fûmes-nous éloignés du rivage, que le ciel devint tout-à-fait orageux. Les tempêtes sur le lac de Genève sont souvent aussi dangereuses que sur la mer. Mme d’Éponne voulait regagner la terre ; Oleski voulut continuer la promenade. Je le regardai, et, je dois l’avouer, je lui trouvai une sorte d’expression sinistre. Il avait le visage très pâle, et dans le regard quelque chose de résolu. Il me sembla que Valérie avait peur, et il me vint de singulières pensées. Je n’eus point du reste le temps de faire de longues réflexions. Oleski tenait le gouvernail ; notre rameur était un domestique qui lui était tout dévoué.

« Soudain un brusque mouvement, dont je ne me suis pas encore rendu compte, fut imprimé à notre bateau, et nous voilà tous les trois dans le lac. Malheureusement notre roman ne devait pas avoir encore son dénoûment. Au bout de quelques instans, nous étions tous hors de péril. Une embarcation qui passait près de la nôtre avait vu notre naufrage. J’y déposai Valérie, que j’étais parvenu à saisir. Chose étrange, Ladislas, si célèbre entre tous les nageurs par son agilité, sa force et son audace, fut celui de nous qui resta le plus long-temps sous l’eau. Son domestique et un marinier du lac le retirèrent évanoui. Il dit, quand il put parler, qu’il avait été pris par une crampe. On le porta dans sa maison, où, depuis cette après-midi, il est en proie à une fièvre ardente. Pendant qu’il lutte contre le mal, voici ce qui se passe chez lui.

« Il y a quelques heures, Valérie est entrée dans ma chambre d’un air et d’un pas de fantôme. Elle m’a pris le bras tout comme la statue du commandeur, et elle m’a dit : « Édric, il faut que nous partions cette nuit ! » Je me suis exclamé comme vous pouvez l’imaginer, je lui