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REVUE DES DEUX MONDES.

ai représenté qu’il y avait quelque chose de monstrueux à quitter en ce moment Ladislas, que ce serait lui porter un coup dont infailliblement il mourrait. « Le coup, a-t-elle répondu, est porté ; Ladislas sait que je vous aime et que j’ai été à vous. Il le sait depuis ce matin, et c’est pour cela qu’aujourd’hui il nous a proposé cette funeste promenade, où il voulait mourir et se venger. En me repoussant de son chevet, il m’a tout dit. »

« Vous comprenez maintenant comment cette femme a triomphé. Mon devoir m’est impérieusement tracé, puisque le malheur veut qu’il y ait devoir pour moi en cette aventure. Ce n’est pas moi qui enlève, je suis enlevé. J’aurais pu si paisiblement me brûler la cervelle, il y a de cela un mois à peine ! Et Oleski !… S’il se tue, lui, ce sera avec un affreux désespoir. Quand on souffre d’un amour comme le sien, il semble que dans la mort elle-même on ne trouvera point d’asile, qu’on y sera toujours poursuivi d’un même regard, contre lequel il n’y a pas de ténèbres. Comme il méritait de ne pas avoir Valérie pour maîtresse et moi pour ami ! »

VI.

Je ne crois pas que, depuis cette dernière lettre, Tevelham ait écrit à personne. Mme d’Éponne et lui allèrent chercher en Amérique la distraction, ce pâle fantôme que poursuivent souvent, même sans espoir de le rencontrer, ceux qui ont renoncé à l’éblouissante vision du bonheur. On sait comment ce couple a fini. Oleski est mort dans un couvent d’Italie. Malgré ce qu’il y eut d’énergique dans son amour, je ne suis pas sûr qu’il eût jamais voulu se noyer avec Tevelham et Valérie. J’ai entendu dire, je ne sais trop comment, que l’accident du lac était bien un véritable accident. Mme d’Éponne aurait donné à cette aventure la sombre explication qui détermina Tevelham à l’enlever. La scène entre elle et Ladislas l’éloignant de son chevet serait une scène de son invention. Oleski n’aurait appris la mort de toutes ses illusions qu’après le départ des deux fugitifs. Je donne ces conjectures pour ce qu’elles sont. Tout l’intérêt de ce récit, c’est, suivant moi, la réalité. J’ai recueilli une mélodie de ce mystérieux instrument qu’on appelle le cœur humain. L’air est exactement noté : que chacun en apprécie à son gré le sens et l’harmonie.


Paul de Molènes.