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militaire, sollicitant en vain depuis plusieurs années une visite officielle du roi, qui devait être comme une sorte de consécration de cet établissement. Froidement reçu par le dauphin, la reine et les princesses, en sa qualité d’ami de Mme de Pompadour, il ne pouvait obtenir de la nonchalance de Louis XV la visite tant désirée, lorsqu’en désespoir de cause il eut l’idée de recourir au jeune harpiste qu’il voyait assidu auprès de Mesdames de France et dirigeant leur concert de chaque semaine, c’est-à-dire à Beaumarchais. Celui-ci comprit tout de suite le parti qu’il pourrait tirer d’un service éclatant rendu à un vieux financier habile, opulent, ayant encore la main dans une foule d’affaires et capable à la fois de l’enrichir et de le diriger ; mais comment un musicien sans importance pouvait-il espérer d’obtenir du roi un acte qu’il avait déjà refusé à des sollicitations bien plus influentes que les siennes ? Beaumarchais s’y prit en homme qui a la vocation du théâtre et qui connaît le cœur humain.

On a vu que, tout en donnant son temps et ses soins à Mesdames de France, il ne leur avait jamais rien demandé. Il pensa que, s’il était assez heureux pour obtenir des princesses qu’elles fissent d’abord elles-mêmes une visite à l’École militaire, la curiosité du roi, excitée par leur récit, le déterminerait peut-être à une démarche qu’on attendait vainement de sa justice. Il fit donc valoir auprès de Mesdames non-seulement la question d’équité, mais l’immense intérêt qu’il avait lui-même à obtenir cette faveur pour un homme qui pouvait lui être très utile. Les princesses consentirent à visiter l’École militaire, et Beaumarchais fut admis à l’honneur de les accompagner. Le directeur les reçut avec une grande pompe ; elles ne lui cachèrent point l’intérêt particulier qu’elles portaient à leur jeune protégé, et quelques jours après, Louis XV, stimulé par ses filles, vint à son tour combler les vœux du vieux Du Verney[1].

À dater de ce jour, le financier, reconnaissant et charmé de trouver en Beaumarchais un intermédiaire utile dans ses rapports avec la cour, résolut de faire la fortune de ce jeune homme ; il commença par lui donner dans quelques-unes de ses opérations un intérêt de 60,000 livres, dont il lui payait la rente à 10 pour 100 ; puis il l’associa à diverses entreprises. « Il m’initia, dit Beaumarchais, dans les

  1. La Harpe et Gudin présentent ce service rendu par Beaumarchais à Du Verney comme la conséquence d’une liaison antérieure ; c’est une erreur : la liaison naquit du service même. C’est ce qui est constaté par ce passage d’une lettre inédite de Beaumarchais : « En 1760, M. Du Verney, au désespoir d’avoir vainement tout employé, depuis neuf ans, pour engager la famille royale à honorer de sa présence l’École militaire, regardée comme l’ouvrage de Mme de Pompadour, souhaita de me connaître ; il m’offrit son cœur, ses secours et son crédit, si j’avais celui de faire réussir ce que tout le monde avait en vain essayé depuis neuf ans. »