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me dit que j’avais joué très noblement d’avoir rendu une telle somme sur mon gain, et que je pouvais garder le reste. Je me retirais, lorsque l’ambassadeur de Russie, me parlant personnellement, me dit : « Est-ce que vous ne voulez plus, monsieur, essayer vos forces contre moi ? — Monsieur, lui dis-je, j’ai beaucoup perdu ce soir. — Mais, reprit-il vivement, vous avez bien plus gagné hier. — Monsieur le comte, lui dis-je, vous savez si je suis attaché à l’argent du jeu ; j’ai joué malgré moi, j’ai gagné en dépit du bon sens, et vous ne me pressez ainsi que parce que vous savez bien que je joue sans règle et très désavantageusement. — Parbleu, dit-il, on ne peut pas mieux jouer que de gagner, et de cet argent il y en a beaucoup à moi. — Eh bien ! monsieur le comte, combien perdez-vous ? — Cent cinquante louis, dit-il. — Je perdrai donc, lui répondis-je, 300 louis ce soir, car, avec les 150 que je viens de rendre à la banque, j’en mets 150 autres contre vous si vous voulez tailler, afin que tous les avantages vous restent ; mais je veux jouer 25 louis tous les coups. » Il prend des cartes, ne demandant pas mieux : la fortune me continue, je lui gagne 200 louis ; alors je me lève et je dis : « C’est folie à moi de jouer plus long-temps ; je vous ruinerais, monsieur ; un autre jour je serai en malheur, et vous vous racquitterez. — Comment, monsieur, vous partez ? Pardieu ! gagnez-moi 500 louis ou racquittez-moi. — Non, monsieur le comte, un autre jour ; il est quatre heures, on peut s’aller coucher. — Mais, monsieur, vous fûtes plus poli hier avec le chevalier de Gusman. — Aussi, répondis-je, a-t-il perdu 500 louis. Je n’en puis plus de sommeil. Voulez-vous vos 200 louis d’un coup de trente et quarante ? — Non, dit-il, au pharaon. — Messieurs, je vous souhaite le bonsoir. » La comtesse sa femme, un peu fâchée de la perte de son mari, s’échappe à dire que j’étais plus heureux que poli. Je la regardai fixement et lui dis : « Madame l’ambassadrice, vous oubliez que vous me fîtes, il y a huit jours, un compliment tout contraire. » Elle rougit, je n’ajoutai rien, et je partis. Il était vrai que huit jours avant, soupant chez milord Rochford, elle m’avait prié, à mains jointes, de lui prêter 30 louis pour payer sa perte, et que je l’avais fait sur-le-champ, quoique je perdisse et que je me rappelasse l’histoire du brelan.

« Voilà donc M. le comte mon débiteur de 200 louis, la comtesse de 30, sans compter mes 350 louis de gain. Je jure mon gros juron de ne plus jouer ; je vais pendant plusieurs jours voir la banque sans me mêler des affaires des grands. L’ambassadeur me fait une mine de chien, ne me dit mot ; sa femme est embarrassée. On ne parle point de payer, pas une politesse sur le retard. J’en porte mes plaintes à Mme  de la C…, qui, le même soir, prend à part le médecin de l’ambassadeur dans un coin du salon, et là lui fait une sortie terrible sur son maître, lui déclare que, s’il ne change pas de conduite à mon égard, elle lui rompra en visière devant toute l’Espagne, qu’il est un mal élevé et un sot ; bref, toutes les herbes de la Saint-Jean.

« Comme ma conduite était constamment la même à l’égard du mari et de la femme, tout le monde était pour moi. Le lendemain, le docteur apporte 200 louis chez Mme  de la C., où je dînais ; elle, fort offensée, fait dire à l’ambassadeur qu’elle le verra le soir pour lui donner la leçon qu’il mérite, qu’il aurait dû m’apporter mon argent chez moi et me demander excuse de ses bouderies et de ses retards. À bon compte, je prends les 200 louis, dont le