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MADEMOISELLE DE KŒNIGSMARK.

sarrasin, après avoir coulé bas une voile chrétienne, cinglait lestement vers Tanger, emmenant avec lui l’équipage et ses trésors. Les hommes, chargés de chaînes, avaient été jetés pêle-mêle dans la cale, et ceux qui n’avaient pu trouver place gisaient avec les femmes sur le pont, exposés aux ardeurs du soleil, aux insultes des vainqueurs. La mer était au calme plat ; les pauvres captifs, exténués par le jeûne et la soif, tombaient comme des mouches, et les matelots ne semblaient occupés qu’à lancer par-dessus le bord les cadavres de ceux qui rendaient l’ame. Tout à coup, blanche sur fond de gueule, la croix de Malte apparaît à l’horizon. Peu à peu, ce signe libérateur à la fois et menaçant grandit et se multiplie ; chrétiens et mécréans, tous reconnaissent et saluent, avec quelles émotions diverses ! les galères de l’ordre. Au même instant, un chevalier se précipite à l’abordage, l’épée nue ; mais les Turcs, à coups de crampons, ont repoussé sa galère, et le jeune homme, de sa main gauche, empoigne un câble, tandis qu’il s’escrime de l’autre contre un groupe de brigands qui le harcèlent et s’efforcent de le repousser dans l’abîme. Au milieu de la bagarre survient un bandit mieux avisé, qui, du bout de son yatagan, tranche le câble, et voilà notre héros dans la mer. Comme il porte une lourde armure, chacun le croit perdu ; mais bah ! dans un clin d’œil il reparaît à l’extrémité opposée du navire, et tombe sur les Turcs d’estoc et de taille ; les mécréans, ainsi attaqués par derrière, s’imaginent avoir affaire à un ennemi nombreux et commencent à lâcher pied. Avant qu’ils se soient remis de leur panique, les galères chrétiennes les enveloppent de toutes parts. Les pirates alors, se voyant perdus sans ressource, mettent le feu aux poudres ; une effroyable détonation ébranle l’atmosphère : c’est le navire sarrasin qui saute. Comment l’intrépide chevalier, lancé à travers l’espace par cette foudroyante artillerie, tomba du ciel dans les flots et fut recueilli à bord d’une chaloupe maltaise qui le rapporta vivant encore, quoique fort éclopé, sur le rivage, Dieu seul le sait ; toujours est-il qu’à peu de temps de là Raphaël Cotonerus, le grand-maître de l’ordre, embrassait Charles-Jean en présence de toute la confrérie solennellement l’assemblée et l’armait chevalier de Malte. Un protestant chevalier de Malte ! un hérétique ! Jamais encore le cas ne s’était vu, et l’énormité de la récompense témoigne au moins de la grandeur du fait.

De Malte, notre chevaleresque aventurier passa à Rome, à Florence, puis à Venise, alors plus que jamais le théâtre des réjouissans intermèdes et des folles algarades. Au pays classique du carnaval et des coups de stylet, à cette ville de palais et de lagunes dont Melpomène hante l’éternel bal masqué bras dessus bras dessous avec Arlequin, le brillant Suédois ne pouvait manquer de payer son tribut de jeunesse, de plaisir et d’amour. Ce fut à Venise que Charles-Jean de Kœnigsmark rencontra la belle comtesse de Southampton, cette vaillante